Il voulait tous les faire sortir de l’enfer nazi : l’incroyable histoire vraie de Varian Fry

Christian Vachon - 20 mai 2025

Hannah Arendt, Walter Benjamin et Heinrich Mann vont-ils pouvoir s’échapper de la barbarie nazie ? Marseille 1940 : Quand la littérature s’évade, traduit de l’allemand chez Grasset, nous dévoile leurs péripéties et celles de dizaines d’autres exilés allemands et autrichiens, une incroyable histoire vraie, un « exemple d’humanité à toute épreuve au moment de la plus grande inhumanité inimaginable. » Ce livre d’Uwe Wittstock est tiré en grande partie de journaux, de lettres et de mémoires d’une vingtaine de grands intellectuels de l’époque, dont quelques joyeux épicuriens à la vie intime particulièrement houleuse, souvent encombrée de jalousies et rivalités. Un héros récalcitrant et fougueux, une belle aventurière, des évasions spectaculaires, des retournements multiples, du sexe et de la passion à profusion : cet essai, qui a inspiré la série allemande Transatlantique en 2023, a de quoi vous surprendre et vous ravir.

Rien ne va plus, au printemps 1940, pour les milliers d’opposants à Hitler réfugiés en France, redevenus des parias. L’armée allemande approche et c’est la fuite vers le sud, tant pour ceux demeurés libres, que pour ceux maintenant internés, déplacés dans des wagons à bestiaux surpeuplés. Tous sont attirés par Marseille, seul port non contrôlé par les nazis, espérant y obtenir un visa pour la liberté.

Un espoir surgit au-delà de l’océan, dans cette Amérique pas encore en guerre, qui se mobilise tout de même et tente d’être plus vite que la Gestapo pour sauver ces intellectuels et écrivains fuyards (trop tard pour Ernst Weiss qui se suicide à Paris le 14 juin 1940). Le 25 juin, à New York, est fondée l’Emergency Rescue Committee, une organisation charitable et privée qui, au début août, envoie secrètement à Marseille Varian Fry, un journaliste rebelle et solitaire, parlant le français et l’allemand. Il est un des premiers, dans les années trente, à sonner l’alarme sur les crimes nazis dans une Amérique assoupie. L’homme est muni d’une liste rédigée par Thomas Mann de deux cents noms d’artistes, de penseurs et d’hommes politiques dont il doit faciliter la fuite en servant d’intermédiaire avec le consulat américain. Mais comment les retrouver ?

Il s’installe à la chambre 307 de l’Hôtel Splendide. Là, tentant de ne pas éveiller la curiosité de la police française, il apprend toutes les règles de la clandestinité par l’entremise d’un juif allemand doué, Otto-Albert Hirschmann, recrute un faussaire, prend contact avec la pègre marseillaise et s’entoure de jeunes collaboratrices : Miriam Davenport, une étudiante en art américaine, et Mary Jayne Gold, une jeune fille riche, indépendante, séduisante, capable d’user de son charme pour faciliter les fuites. Et Fry n’a pas à courir après les réfugiés; ce sont eux qui vont venir à lui, par centaines, par milliers, la rumeur de sa présence se répandant.

Varian Fry à Marseille, 1940-1941. Crédits : US Holocaust Memorial Museum (Annette Fry)

Des imprévus, tant tragiques que rocambolesques, parsèment la mission de Fry et de son équipe, et de ce parcours vers la liberté des exilés allemands et autrichiens : la porte de sortie par le port marseillais, trop malcommode (l’Emergency Rescue Committee est même victime d’une escroquerie) et rapidement verrouillée, est abandonnée dès les premières semaines pour être remplacée par le passage par les Pyrénées (en espérant une attitude conciliante des Espagnols) à l’aide d’un « Underground Railroad ». Walter Benjamin, épuisé, menacé d’une expulsion à cette frontière espagnole, meurt à la fin septembre 1940; Hannah Arendt mesure l’importance jouée par les cosmétiques dans les camps d’internements féminins; Lion Feuchtwanger et 1500 autres détenus doivent se clôturer eux-mêmes dans un camp improvisé en rase campagne au sud de la France; l’indomptable Mary Jayne Gold vit des hauts et des bas en s’amourachant d’un déserteur de la Légion étrangère ayant pour nom « Killer » Claude; André Breton et sa bande de surréalistes, en quête de visas de sortie, se rassemblent à la villa Air-Bel près de Marseille, confectionnant des tarots surréalistes et exposant des tableaux de Max Ernst sous les platanes. Fry empêche même, au mois d’avril 1941, l’arrestation de Marc Chagall par les autorités de Vichy. Il y arrive en menaçant, par téléphone, des fonctionnaires de possibles représailles américaines. 

Fry, surtout, doit constamment se battre avec les autorités de son propre pays. Le consulat, ne voulant pas entrer en conflit avec le gouvernement de Pétain, ou pour de simples raisons de sécurité nationale, s’avère réticent à livrer des visas. Les querelles s’enveniment aussi avec le siège de l’E.R.C., s’inquiétant de ce Fry « pas fiable politiquement », qui ne fait plus la distinction (alors que les mesures antijuives de Vichy se durcissent) entre réfugiés connus et inconnus, facilitant même la fuite de soldats anglais. On lui envoie entre autres, en décembre 1940, un remplaçant qui, maladroit, se fait arrêter et expulser quelques semaines plus tard.

Lui, Fry, l’émissaire temporaire, ne devant rester à Marseille que quelques jours pour tâter le terrain, y demeure plus d’un an. Plus de 15 000 personnes en quête de liberté vont venir cogner à la porte de sa chambre d’hôtel. Entre juin et août 1941, par exemple, c’est au-delà de mille exilés qui parviennent à fuir grâce à son équipe.

Fry repart finalement en novembre 1941, se sentant coupable, faute à son impétuosité, de n’avoir pu sauver plus de personnes. Trois cents fugitifs supplémentaires quittent la France avant la fermeture définitive du centre par la police en juillet 1942.

L’action héroïque de Fry, mal vue du State Department, n’est pas reconnue de son vivant. Cela n’affecte guère le turbulent personnage, peu attiré par la gloire, longtemps mis sous surveillance par le FBI et mort en 1967, à 59 ans. Il a toujours tenu à rappeler que la survie des persécutés fut tributaire d’un travail mené en commun et de manière tacite par beaucoup de personnes, incluant une multitude de Français refusant les écoeurantes lois nazies.

Une belle leçon de désobéissance, de débrouillardise et d’abnégation que ce Marseille 1940.

Christian Vachon (Pantoute), 18 mai 2025

Histoire

Marseille 1940 : quand la littérature s'évade

Uwe Wittstock - Grasset

En 1940, de nombreux écrivains, intellectuels et artistes réfugiés en France pour fuir la barbarie nazie voient leurs destins brisés par l'invasion allemande, la collaboration et la surveillance policière. A Marseille, le journaliste américain Varian Fry est à la tête d'un comité de secours qui attribue des visas et permet à certains d'embarquer pour l'Algérie, le Portugal ou les Etats-Unis.

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