La Patente (maintenant) pas si secrète

Christian Vachon - 2 avril 2024

Le Canada a eu, durant cinq décennies, jusqu’au milieu des années soixante, sa société secrète… qui n’était, finalement, pas si secrète que cela ! Les vieilles générations, celles qui ont vécu les dernières années de Duplessis et le début de la Révolution tranquille, peuvent vous en causer en long et en large. L’historien Hugues Théorêt, auteur du très commenté L’expédition allemande à l’île d’Anticosti, décide lui aussi de nous entretenir dans La Patente : l’Ordre de Jacques-Cartier, le dernier bastion du Canada français, édité chez Septentrion cet hiver 2024. À quoi donc servit cette Patente ?

Pour y répondre, le chercheur a fouillé dans les documents de cette organisation, déposés à la bibliothèque des Archives du Canada, il a aussi lu la correspondance d’un évêque membre de la Patente, parcouru des centaines de pages de L’Émérillon, le mensuel publié par l’Ordre et diffusé aux membres. Dommage que monsieur Théorêt n’ait pas davantage étoffé son texte par des témoignages oraux de participants survivants à cette Patente.

L’Ordre, c’est d’abord un instrument de l’Ontario français, créé en 1926, en réaction au militantisme des Orangistes (l’Ordre des White Anglo-Saxon Protestants). Son mandat premier est de promouvoir les francophones oeuvrant au sein de la fonction publique fédérale (son premier « grand commandeur » est Charles-Albert Ménard, un ingénieur civil travaillant au ministère fédéral des Travaux publics) et de prêter main-forte aux minorités francophones au pays.

L’organisation s’étendant rapidement dans un Québec très majoritairement francophone, ces priorités vont devenir peu à peu secondaires.

Dès le début, le clergé est particulièrement actif dans le mouvement (l’assemblée de fondation de l’Ordre, le 22 octobre 1927, a lieu dans le sous-sol d’un presbytère), cherchant à recruter discrètement des « hommes mûrs » (accueillir des femmes est impensable) catholiques, prêts à lutter pour préserver la foi religieuse et le fait français en terres canadiennes.

Plus de 550 commanderies vont être fondées, la plus grande partie au Québec (l’auteur néglige toutefois de nous les répertorier en annexe). On invite les membres à pénétrer « les milieux difficiles où notre influence à besoin de se faire sentir », à faire « grandir la foi catholique ». Ces techniques de recrutement feront en sorte qu’il y aura plus de 70 000 membres, dont mes deux grands-parents et plusieurs de mes oncles maintenant décédés.

La page couverture d'un journal est présenté. Le papier est jaune-beige. En haut, au centre, est écrit le titre du journal « L'Émerillon ». Il est en angle, la fin du mot pointant le coin supérieur droit du journal. Sous ce titre, un fleur de lis est imprimé. Puis, sous cela, le sommaire du numéro est imprimé d'une écriture noire. Finalement, au bas de la page, un bateau à voile vogant sur des flots est imprimé en noir. Deux bateaux plus petits l'accompagnent à gauche et à droite. À gauche de tous les bateaux, la volumaison (Vol. 41, Numéro 8) est imprimé de même que le lieu d'impression (Ottawa) et la date (octobre 1962). À droite, de l'écriture trop petite pour être lue. Finalement, une cadre noir encadre l'écriture et peut être vu à droite, à gauche et en haut de la page. L'eau sur laquelle se trouvent les bateaux délimite la limite inférieure de la page.
1962. – Bulletin interne de l’Ordre de Jacques-Cartier avec une chronique consacrée aux nouvelles du cercle de Gaspé (« TSF par voie de Gaspé »). Source : Musée de la Gaspésie. Centre de documentation du Musée de la Gaspésie. 1962.

L’Ordre revendique de nombreux coups, bien qu’il soit impossible de mesurer son influence réelle : la nomination d’un Canadien français au lieu d’un Irlandais anglophone comme archevêque du diocèse d’Ottawa en 1928; les timbres bilingues; le drapeau fleurdelisé au Québec (un efficace outil de propagande, en fait, pour la campagne électorale de Maurice Duplessis en 1948); l’ouverture, en 1952, d’un collège militaire francophone à Saint-Jean-sur-Richelieu.

L’Ordre s’inquiète, au début des années quarante, de cet effort de guerre canadien « en voie de détruire la famille canadienne-française », le travail en usine étant un « puissant agent de dégradation physique et morale pour la femme ». La solution au dévergondage passe par l’agriculture et le retour à la terre, la campagne étant, bien sûr, le foyer de la nation canadienne-française.

L’Achat chez-nous, donc seulement dans des commerces appartenant à des Canadiens français, est fortement encouragé. Il est vu comme le « seul moyen efficace de refaire notre situation sociale et religieuse, de lutter avantageusement contre les puissances d’argent et les trusts, de tirer notre peuple de l’esclavage économique ». La sauvegarde « de nos intérêts religieux et nationaux » passe également par la lutte contre l’immigration juive au Canada en 1936.

L’antisémitisme de l’Ordre, cette hantise de l’étranger, « véhicule de faux dangers, pour faire peur au peuple ». On le lui reproche déjà, en 1937, notamment par Jean-Charles Harvey dans un article du Jour et par une déclaration, en 1944, du sénateur T.D. Bouchard. Un texte sarcastique de Roger Cyr paru dans La Patrie en mars 1964, peignant « l’esprit de caste proche du ségrégationnisme » de l’Ordre, insiste lui aussi sur cet antisémitisme.

La Patente finit par se dissoudre en 1965. Plusieurs causes expliquent cette fin : son recrutement baisse drastiquement; son nationalisme n’est plus « de son temps et de son époque » (l’Ordre prend, dans un article de L’Émérillon en décembre 1961, ouvertement position contre l’indépendance du Québec; le chancelier du mouvement dénonce aussi, en 1962, la montée du laïcisme et s’oppose à la neutralité religieuse dans les institution publiques, en particulier dans les écoles); surtout, l’option québécoise dans la défense du fait français, des membres des commanderies québécoises, s’oppose alors à l’option canadienne de la chancellerie à Ottawa. Cette rupture entre la majorité francophone du Québec et les minorités françaises des autres provinces canadiennes se reflète encore plus ouvertement deux ans plus tard, lors des États généraux du Canada français, tenus en novembre 1967. Ils se concluent par un rejet catégorique du fédéralisme canadien et par un appui généralisé en faveur des pleins pouvoirs de l’État québécois, menant même à une orientation vers l’indépendance du Québec. C’est l’identité québécoise, essentiellement linguistique, qu’il faut préserver. Un Ordre défendant les minorité canadiennes-françaises n’a donc plus sa raison d’être.

Hugues Théorêt croit que cet Ordre secret (dont les lettres patentes furent pourtant enregistrées à Ottawa) mena « dans l’ombre » un combat utile, indispensable. Mais peut-on regretter une « belle lutte de la survivance » dissimulant, dans son arsenal, une inquiétante et alarmante crainte de l’Autre ?

– Christian Vachon (Pantoute), 31 mars 2024

Histoire

La Patente

Hugues Théorêt - Septentrion

Le Canada français a eu sa société secrète, l’Ordre de Jacques Cartier, « La Patente », qui a vu le jour en 1926 dans l’est d’Ottawa. Pendant 40 ans, des centaines de commanderies furent créées principalement en Ontario et au Québec, mais aussi au Nouveau-Brunswick, au Manitoba, en Saskatchewan et en Alberta. À son apogée, dans les années 1950, l’Ordre comptait plus de 40 000 membres, dont plusieurs figures célèbres. Au cours de son histoire, l’Ordre aura obtenu des gains importants pour les francophones. Cet ouvrage contribuera à jeter un peu de lumière sur les zones d’ombres qui restent autour de cette société secrète qui fait partie de notre histoire collective.

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