Une révolution ? Non, un coup d’État cette prise du pouvoir par Lénine, à Petrograd, en octobre 1917. Soucieux de mener la Russie à la guerre civile afin de détruire à la fois ses adversaires et ses rivaux, il va causer près de dix millions de morts.
Déconstruire le mythe d’Octobre, c’est à quoi s’attelle, entre autres, le renommé chercheur britannique Antony Beevor, auteur des populaires Stalingrad et Chute de Berlin. Dans Russie : révolution et guerre civile, 1917-1921, il exploite d’innombrables archives devenues accessibles au lendemain de la chute de l’Union soviétique, dans les années 90, et renouvelle l’historiographie sur cette période mouvementée de l’ère contemporaine. Le livre, publié cet hiver 2023 chez Calmann-Levy, fait plus de 600 pages remplies d’informations fascinantes.
Blanchit-il pour autant les Russes Blancs, ces grands perdants de l’histoire ? Non, du moins pas tout à fait. « Si bien souvent les pires exemples d’une humanité pervertie se trouvaient chez les Blancs, l’impitoyable inhumanité déployée par les bolcheviks est restée sans équivalent ».
Terrible cette guerre civile, surtout si on la compare au peu d’opposition violente, causant à peine mille cinq cents morts, qui suit la chute du régime tsariste en février 1917. C’était l’unique révolution, le fruit non d’une quelconque apathie, mais du sentiment qu’il n’y avait, dans ce pouvoir autocratique, embourbé depuis quatre ans dans une guerre sans fin contre les Empires centraux, pas grand-chose qui méritait d’être défendu.
Mais par quoi remplacer ce pouvoir honni ? C’est là que les ennuis commencent. Le gouvernement provisoire, incapable d’assurer sa légitimité face à un influent soviet de Petrograd regroupant soldats et ouvriers, se retrouve dans un no man’s land politique.
Un Kerenski surgit, qui, contre la droite, joue la gauche. Mais la gauche n’a plus besoin de lui, d’autant plus que Kerenski veut continuer la guerre, une guerre aussi mal gérée qu’à l’époque tsariste. Cela ne fait que renforcer la conviction des combattants de l’inutilité de leurs souffrances sur le front et consolide, du coup, le soutien au parti bolchevique, le seul à avoir une position franchement anti-guerre. La voie au coup d’État est maintenant ouverte.
Au sommet de ce parti, un « prestidigitateur à la tête froide », Vladimir Lénine, digne héritier des tribuns de la Révolution française, sachant comme eux marteler de puissants slogans (« Paix aux chaumières, guerre aux palais ») et se forger une piètre opinion de l’individu en tant qu’être interchangeable (« Un homme n’est bon qu’en autant qu’il soit utile à la cause »).
Dès sa prise du pouvoir, le leader bolchevique perpètre l’infanticide de la démocratie, la mise à mort de l’intelligentsia libérale et socialiste, déclarant contre-révolutionnaires tout ceux qui refusent de reconnaitre la suprématie des Soviets, sabotant ainsi l’assemblée constituante censée se réunir le 5 janvier 1918. Il accepte, enfin, toutes les conditions, y compris les plus humiliantes, pour mettre fin aux hostilités avec l’Allemagne afin d’assurer la survie du pouvoir bolchevique.
Certes, la survivance du régime est loin d’être gagnée puisque les sociaux-révolutionnaires de gauche, opposés au traité (ils souhaitaient une « guerre révolutionnaire menée contre l’Allemagne ») démissionnent et rejoignent l’opposition : Ukrainiens, Baltes, Finlandais réclament non plus l’autonomie, mais l’indépendance. Des officiers, des « Blancs », rêvent de restaurer l’Empire, obtenant le soutien de nations occidentales craintives d’une « révolution mondiale ».
Mais ces ennemis, tous en périphérie, aux intérêts divergents, sont divisés. Le pouvoir soviétique survit, d’autant plus grâce à sa position stratégique concentrée lui permettant de déplacer aisément les troupes d’un front à l’autre.
La victoire demeure toutefois longtemps incertaine. Beevor nous narre toutes les péripéties héroïques (le retour au pays, du fin fond de la Sibérie, de la Légion tchèque ; le leader ukrainien Makhno, au pavillon noir, « un chef extraordinaire », optant constamment pour de très mauvaises alliances ; …), colorées (les « boudionovka », les bonnets pointus des cavaliers et soldats rouges ; …), burlesques (les combats de coqs entre Staline et Trotski ; …), mais, plus souvent qu’autrement, sinistres et horrifiques (des combattants blancs menant des pogroms – le bolchevisme étant associé à un pouvoir juif – aux cris de « Massacrons les Juifs et sauvons la Russie » ; …) de cette guerre civile.
Au printemps 1919, il est encore possible pour les armées blanches de marcher sur Moscou. Mais, tranquillement, le reste du monde les abandonne. Les gouvernements occidentaux, soucieux de l’opinion publique, deviennent réticents à soutenir militairement des chefs blancs aux penchants plus impériaux que démocratiques. Cela rend d’ailleurs impossible toute alliance, au nord, avec les combattifs nationalistes estoniens, finlandais et polonais. Et l’armée rouge ne cesse de monter en puissance.
Le tournant se produit à l’été 1919. Lloyd George met définitivement fin à l’engagement de la Grande-Bretagne dans la guerre civile. La flotte britannique continue tout de même de soutenir la cause des indépendantistes baltes et de nombreux conseillers militaires occidentaux (dont un certain de Gaulle) permettent, au mois d’août 1920, ce « Miracle de la Vistule » de l’armée polonaise. C’est ce qui met définitivement fin au rêve d’une révolution mondiale. Les Blancs, tant à l’est qu’au sud, perdent totalement l’initiative.
Les derniers vestiges des armées blanches abandonnent la Crimée en décembre 1920 au grand dam de Trotski : « La Crimée, c’est la bouteille d’où ne sortira pas un seul contre-révolutionnaire ».
« Désormais, l’exil et les intrigues mesquines deviendront le lot de ceux qui ont cherché à interrompre le cours de l’histoire, » constate avec justesse Kamenev, l’un des leaders communistes.
Lénine n’en a toutefois pas fini avec sa guerre à l’opposition. La Tcheka, gérant par la torture, les exécutions et les camps de travail la Terreur révolutionnaire, « découvre » partout des complots, tandis que la paysannerie, face à la confiscation des récoltes, ne cache pas sa colère. Le 8 mars 1921, le leader bolchevique n’hésite pas à affirmer : « Les insurrections paysannes représentent un danger bien plus grand que tous les Denikine, Koltchak et Ioudenitch [les anciens commandants des armées blanches] ».
Lors de cette même fin d’hiver 1921, l’armée Rouge réprime brutalement, à Kronstadt, une révolte des marins de la flotte de la Baltique qui réclament la liberté d’expression, de réunion et le vote à bulletin secret. Alors qu’on fait croire à une implication blanche dans le soulèvement, les centaines de marins criaient plutôt, avant d’être fusillés : «Vive l’Internationale communiste, vive la révolution mondiale ! ».
Un peuple plein d’espoir rêva, lors d’un révolution en février 1917, de changements démocratiques. Lénine, le bluffeur, lors d’un coup d’État, le condamna à jamais à l’autocratie.
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