Le 23 mai 1992, aux abords de Palerme, en Sicile, une voiture explose emportant Giovanni Falcone. Pendant une dizaine d’années, ce juge osa braver la mafia gangrenant l’Italie et qui s’enrichissait du trafic d’héroïne vers l’Amérique. Trente ans plus tard, le journaliste et écrivain Roberto Saviano, lui aussi une cible, un paria, et lui aussi flirtant avec la mort depuis la publication de son Gomorra en 2006, critique impitoyable du système mafieux viciant la vie des Napolitains, reconstitue les étapes qui ont mené à l’assassinat de l’ennemi numéro un de la mafia sicilienne. Il réussit ce tour de force à l’aide d’entrevues, d’articles et d’images d’archives dans son Giovanni Falcone, traduit de l’italien cet hiver 2025 chez Gallimard. Il s’agit du plus invraisemblable des romans vrais, présentant l’histoire frappante, choquante et désespérante d’un tenace juge d’instruction qui, au début des années quatre-vingt, suit les mouvements d’argent et démontre les liens existant entre la mafia, les banques, et les entrepreneurs de Palerme.
Falcone sait ses jours comptés. Falcone a vu des combattants défiant la Cosa Nostra tomber autour de lui, entre autres le juge Cesare Terranova en 1979 et le général des carabiniers Dalla Chiesa abattu à la kalachnikov en 1982. Falcone vit constamment sous une protection, finissant bien malgré lui par déranger son voisinage, mais parvenant, ici et là, à glaner de merveilleux moments de bonheur avec Francesca, son grand amour, qui partagera son tragique destin du printemps 1992.
À plusieurs reprises dans cette reconstitution rigoureuse du combat de Falcone, Saviano nous offre le point de vue mafieux. Il dévoile la montée en puissance de Toto Riina, « le Petit », alors que l’étau se resserre autour de Michele Greco, « le Pape » de Palerme, s’attardant également à décrire minutieusement les multiples tentatives d’attentats ordonnés par « la Coupole », cette mafia maintenant centralisée, contre Falcone.

Nous nous attendions tous à voir, dans ce troublant récit, un Falcone invité à exporter ses modèles et ses connaissances dans d’autres zones de la Sicile et de l’Italie après le succès, en 1987, du « Maxi Procès » de Palerme (346 accusés reconnus coupables, 14 condamnations à perpétuité). Bien au contraire, nous fait découvrir Saviano, une démobilisation s’ensuit. C’est que Falcone, « le shérif », dérange. Il ne fait pas ce qu’un juge d’instruction doit faire, c’est-à-dire rien, ou s’occuper de tout sans but précis, sans risque de foutre l’économie de Palerme et de la Sicile en l’air. La magistrature craint l’ascension de ce procureur trouble-fête, un « arriviste » à la recherche de médiatisation et qui menace son indépendance. On le considère trop politique, on n’aime pas qu’il soit « dans le palais du gouvernement ».
Quoi qu’il en soit, faisant fi des menaces de la Cosa Nostra et des embûches des ses collègues magistrats, Falcone prend racine à Rome et obtient, au début des années quatre-vingt dix, la création d’un « Super Machin » : la DNA (la Direction nationale antimafia). Il cherche à devenir le « Super procureur » d’un « Super parquet » qui définit les stratégies d’enquête. C’en est trop pour « le Petit ».
Un mois de mai 1992, à Palerme, Toto Riina sourit, satisfait : « la viande arrive ». À quoi servent trois voitures blindées à ce « salopard » de Giovanni Falcone « alors qu’il a tout un pays à dos » ? Deux cents kilos d’explosifs suffisent à le faire disparaître. « Le courage est solitaire », comme nous le rappelle le titre du dernier chapitre du roman de Saviano. Falcone n’a jamais arrêté d’espérer que tout allait s’arranger, qu’on lui donnerait la possibilité de faire la lumière.
De quoi rester songeur.
– Christian Vachon (Pantoute), 23 mars 2025
Giovanni Falcone
Roberto Saviano, né à Naples en 1979, est notamment l'auteur du best-seller international Gomorra (2007), d'Extra pure : Voyage dans l'économie de la cocaïne (2014), de Crie-le ! (2023) et des romans Piranhas (2018) et Baiser féroce (2019), tous parus aux Éditions Gallimard. Depuis 2006, il vit sous protection policière en raison des menaces que lui valent ses enquêtes.. Laura Brignon est traductrice littéraire de l'italien. Elle a traduit une trentaine de livres, dont Le dernier été en ville de Gianfranco Calligarich.
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