Sexe, crime, luxe, exotisme… et humour : Ian Fleming a beau dire que « le genre de choses qui arrivent à James Bond n’existent pas dans la vraie vie », tous ces ingrédients qui font la recette parfaite d’un James Bond se retrouvent dans ses Villes électriques : autour du monde avec le maître de l’espionnage. Que les milliers de fans de 007 en prennent note ! Cette traduction de son Thrilling Cities, dont la sortie initiale date de 1963, est un recueil de reportages de l’écrivain britannique qui se faisait observateur urbain d’une dizaine de cités du monde. Merci aux éditions Arthaud d’avoir vu à cette traduction. Clairvoyant, lucide, sachant camper un décor en se concentrant sur les aspects les plus sombres et les plus étranges, Fleming, vous allez l’apprécier, est apte à scruter notre univers avec ses yeux d’écrivain de thriller. Mieux, l’expert en géopolitique se fait un excellent prophète : écrits il y a plus de soixante ans, ses articles, sur bien des aspects, n’ont rien de daté.
Après l’écriture de sept de ses James Bond (cinq autres vont suivre jusqu’à son décès), l’ancien officier du renseignement naval décide, en 1959, de renouer avec le journalisme qu’il a pratiqué dans les années trente. Il accepte d’effectuer un tour du monde des « villes électrisantes » pour le Sunday Times, journal fort heureux de recruter ce reporter qui sait divertir… et scandaliser.
Fleming va s’arrêter, entre autres, à Hong Kong, alors encore possession britannique (« une ville bourdonnante de vitalité, dernier bastion au monde du luxe féodal », où un jeune Miss Doux et Chaud sait vous pratiquer d’exquis massages), à Macao (plaque tournante du trafic clandestin de l’or), à Tokyo (où il va finir par aimer « sa petite chambre idiote et sacrément jolie » et se faire prédire, par un célèbre devin, qu’il va vivre heureux jusqu’à l’âge de 80 ans – il va mourir, en 1964, à 56 ans peut-être parce qu’il fumait soixante-dix cigarettes par jour !)
Ces lieux et ces rencontres vont l’inspirer (il est séduit, dans la capitale japonaise, par l’humour tranquille et l’intelligence du rédacteur en chef du This Is Japan, un ceinture noir de judo portant le nom de Tigre), de même que les scénaristes et réalisateurs de la saga cinématographique « qui se veulent résolument fidèles à l’esprit Fleming » pour les prochains James Bond. Ce sont des lieux, des rencontres, enfin, qui lui permettent de pronostiquer « la montée en puissance de l’Asie ».
Il nous fait également apprécier « l’atmosphère dramatiquement enfumée et la fièvre momentanée du jeu » à Monte Carlo, même s’il n’est pas un joueur « vraiment passionné, ni très audacieux ». Il nous offre malgré tout le mode d’emploi « pour s’y épanouir » (première règle : « se procurer un siège à la table de roulette »).
Il revient un peu déçu de Berlin, où l’espionnage demeure l’une des principales industries, une ville « aux odeurs de cigares et de chou bouilli », qui s’enlaidit « chaque jour un peu plus », mais aussi de Vienne qui se trouve dans une Autriche où la bureaucratie centralisatrice contrôle complètement le pays, « sans avantages fiscaux », et qui est victime de l’effondrement de la vie intellectuelle (où sont les Musil ? les Arthur Schnitzler ?). C’est la même chose pour Honolulu avec ses agaçantes guitares hawaïennes, « wouingant, zinguant, comme les ressorts d’un mauvais matelas », paradis pour retraités : « hommes ventripotents, femmes informes, décolorées » s’y promènent constamment.
Il va surtout détester New York, dont le chapitre ne se retrouvera pas dans l’édition américaine : les éditeurs newyorkais estimant les commentaires sur la ville « trop sévères ». Ce qui l’agace ? Les nouveaux buildings qui étouffent le grès rouge des rues « si chaleureuses autrefois »; l’indifférence et la dureté des Newyorkais qui « vous ôtent toute l’affection que vous avez pour la ville ».
Parvenant à obtenir des informations sur le système de racket et de corruption mis en place autour de la municipalité et la connexion des politiciens avec Vito Genovese, Fleming émet ce constat : « L’Amérique est désormais en mauvaise santé, [sa] probité morale souffre ».
Le vagabond Fleming profite en fait de son périple pour mener « une grande enquête sur la criminalité mondiale ». À Los Angeles (« La Mecque des déchets de la civilisation : cambriolages, vols qualifiés et viols ont grimpé de 150% depuis 1950 »), il rencontre un chef de renseignement du LADP (Los Angeles Police Department) qui a bien l’intention de s’attaquer à la mafia, une mafia qui fait maintenant dans le crime respectable, en rackettant entre autres dans le monde du travail.
L’inspecteur lui parle d’une délinquance en hausse chez les jeunes, de « gangs de gamins », d’une industrie de la drogue « détruisant notre jeunesse », d’un « approvisionnement quasi-illimité de produits illicites depuis la frontière mexicaine ». Le « mafioso retraité » Lucky Luciano – Fleming profite de sa visite de Naples, la « dure », pour prendre un thé avec lui à l’hôtel Excelsior – lui atteste également que la drogue « vient maintenant du Mexique ».
À Las Vegas (« fantastique caravansérail » où « le silence effraie les gens »), il admire le Sands, le Tropicana, le Desert Inn, ces hôtels-casino construits avec l’argent de quatre syndicats de gangsters : Texas, Cleveland, Détroit et Chicago (le gang de Miami préfère investir dans l’hôtellerie et les jeux d’argent de Floride). À Chicago, il apprécie cette nouvelle criminalité à la face respectable, où les gangsters aiment mieux opérer sans armes, plaçant leurs investissements dans les bars.
Genève fait aussi une apparition « qui peut apparaître farfelue » dans ce répertoire de « villes électriques ». C’est que l’auteur, un brin nostalgique, y a étudié. C’est ainsi qu’il peut témoigner que la valeur de l’argent, « un des piliers de l’éducation des enfants », est la principale force économique de ce pays pauvre en ressources naturelles : la Suisse, laboratoire des paradis fiscaux, n’a que des services à rendre.
Au printemps 1960, l’élégant et discret reporter britannique se rend enfin dans la « vivante et chaleureuse » ville de Hambourg, en Allemagne. Il se promène, à deux heures du matin, en plein cœur de Sankt Pauli, « quartier malfamé » dévolu aux nightclubs où des femmes, en lamé or, luttent dans la boue.
Quelques semaines plus tard, au mois d’août 1960 (Fleming l’ignorera sans doute toujours), cinq musiciens, « cinq naïfs inexpérimentés1 », vont devenir des « professionnels endurcis » en s’exerçant sur les scènes de ces bars de Sankt Pauli. Ils s’appelaient alors les Silver Beetles. Ils avaient pour noms John Lennon, Paul McCartney, George Harrison, Stuart Sutcliffe et Pete Best. Plus tard, John Lennon n’hésitera pas à affirmer : « J’ai grandi à Hambourg, pas à Liverpool ». James Bond et les Beatles se sont presque croisés, dans un bar enfumé, en cette année 1960.
Observant pendant deux heures à Naples, sur le bord de la mer, deux bousiers poussant leur tas de merde, Fleming réfléchit sur le sens de l’existence : « nous avançons laborieusement vers une destination invisible ».
– Christian Vachon (Pantoute), 22 septembre 2024
(1) Fréderic Granier, Les Beatles : cinq garçons dans le vent, Tempus 2023.
Les villes électriques
En 1963, le romancier et journaliste publie une série de récits de voyage dans le Sunday Times après avoir visité quatorze villes parmi lesquelles Hong Kong, Macao, Chicago, New York, Naples et Berlin. Ses récits témoignent de l'atmosphère régnant dans ces grandes villes au coeur de la guerre froide.
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