Les aventuriers de l’Éthique caché

Christian Vachon - 15 juillet 2024

Surprenante découverte au Vatican en 2010 : en inventoriant les archives de la Congrégation de la Foi – la très réputée Sainte Inquisition –, on trouve un manuscrit en piteux état, le seul connu de l’Éthique de Spinoza, comprenant des notes écrites par un tiers. Comment a-t-il pu atterrir là ? La trouvaille pique la curiosité de Mériam Korichi, une docteure en philosophie, aussi adepte de dramaturgie, bien décidée à retracer le parcours de ce document inestimable. L’enquête sera longue, fatigante, passionnante et stupéfiante. Elle dévoile, en ce début d’année 2024, ses conclusions dans ce Spinoza Code, édité chez Grasset, un suspense historique et littéraire mettant en scène un Boys Club de savants célibataires, rivaux et acharnés, le tout dans un bouillonnant fin du XVIIe siècle, où les idées et les gens circulent, où la science expérimentale émerge, où notre connaissance du monde fait des pas de géant.

L’histoire débute à la fin de 1674, en Hollande. Walther von Tschirnhaus, un jeune mathématicien allemand entamant un « grand tour scientifique » de l’Europe, fait la connaissance d’un célèbre tailleur de lentilles pour instruments d’optique de 42 ans. Cet artisan est le « scandaleux » Spinoza, l’homme qui déchaîne les passions; l’homme qui, ayant renié sa foi juive, se présente lui-même « sans confession »; l’homme qui, en lutte contre les dogmatistes, met au-dessus de tout la raison et prône « une philosophie de l’émancipation par la liberté de la pensée ». Il vient tout juste de terminer la rédaction d’un nouveau traité de philosophie, un traité « naturaliste », soit un traité où tout est présenté comme naturel, « même Dieu ». L’œuvre risque sans doute d’être considérée comme radicale, même dans cette très libérale Hollande. Sa publication est, pour l’instant, compromise.

Conquis par la personnalité du jeune Tschirnhaus, adepte du libre-arbitre, partageant avec lui la certitude que les mathématiques sont d’une « importance fondamentale pour comprendre les choses réelles » puisqu’elles défient « les fantasmes et les préjugés », Spinoza lui confie une copie manuscrite de son traité novateur et révolutionnaire.

Les péripéties de l’Éthique caché s’amorcent alors. D’abord à Londres où, pendant quatorze semaines de mai à septembre 1675, von Tschirnhaus assiste au débat de la Royal Society, « championne d’une vérité fondée sur l’expérience, et non les discours », et où on peut enquêter et expérimenter sur tout « sauf sur Dieu et l’âme humaine ». Puis à Paris, de septembre 1675 à novembre 1676, où il participe aux assemblées de l’Académie royale des sciences, là où on ne parle jamais de la métaphysique et des « mystères de la religion ».

Von Tschirnhaus, souhaitant reprendre le flambeau de Descartes en tentant de mettre au point une méthode de résolution universelle pour les équations (l’avenir est, dit-on, « aux calculs de l’inconcevablement grand et de l’inimaginablement petit »), fréquente alors des esprits libres et se lie même d’amitié avec de grands scientifiques comme Newton, Leibniz et Huygens. Il croise aussi, à Paris, l’homme qui a introduit la mécanique dans l’anatomie, Nicolas Sténon, devenu « le pire des anti-Spinoza ».

Le portrait en noir et blanc est sur une toile de forme ovale. Elle présente un homme typique de la fin du 17e siècle. Il a une grosse perruque noire et excessivement bouclée. Il porte un veston foncé et un foulard blanc qui lui monte haut dans le cou, faisant un collet haut. Il ne regarde pas tout à fait la personne qui regarde le portrait, mais lui fait tout de même face.
Ehrenfried Walther von Tschirnhaus

Le voyageur allemand, dépositaire d’une œuvre exceptionnelle dans ses bagages, est fort tenté d’en révéler l’existence à ses hôtes inestimables. Mais toujours, Spinoza, avec qui il demeure en contact par correspondance, refuse, car les nouvelles sont alarmantes : l’édition est plus que jamais mise en péril. Des théologiens se plaignent déjà d’y voir « une démonstration que Dieu n’existe pas ». Tschirnhaus se contente alors d’annoter, ici et là, le manuscrit.

Il poursuit sa tournée européenne en descendant vers le sud, attiré par Rome et sa société scientifique, le Collegio Romano, ayant comme participante une ancienne souveraine, Christine de Suède, la « reine savante », « la plus célèbre des convertis ».

Luthérien plein de candeur, hérétique « dans la ville des papes », von Tschirnhaus est sous haute surveillance des pouvoirs inquisitoriaux. Il tombe finalement dans une embuscade morale conçue par les Jésuites, en août 1677, le mettant à la merci d’un Nicolas Sténon devenu vicaire apostolique pour les missions nordiques et qui séjourne alors en Italie. Sténon est bien décidé à sauver l’âme de cet être égaré.

Mais Tschirnhaus, suite à la mort de Spinoza qu’il a apprise au mois de mars, possède un bouclier imparable pour se prémunir des assauts spirituels de Sténon. À la surprise de celui-ci, il lui présente le manuscrit de l’Éthique, le « mode d’emploi le plus efficace pour se prémunir et comprendre ses propres servitudes afin de les combattre [à l’aide de] propositions démontrées à la manière des géomètres ». Von Tschirnhaus cède même à son inquisiteur son exemplaire, devenu « chrysalide vide » depuis que les amis de Spinoza sont sur le point de le publier.

Horrifié par ce document qui présente le « modèle d’un athéisme vertueux », arguant qu’une « alternative à la religion est possible », Sténon, soucieux de prévenir sans délai « la diffusion épidémique de ce mal », va le déposer entre les mains des commissaires de la Sainte Inquisition. Ce sera en vain.

La pensée de Spinoza n’est pas étouffée. Les héritiers du philosophe travaillent avec zèle et ferveur pour éditer ses œuvres posthumes. L’Éthique parait et le public y a accès.

Sténon, béatifié par le pape Jean-Paul II en 1988, modèle de ces « pensées tristes qui affaiblissent toujours la puissance d’agir », ne dénonce tout de même pas Tschirnhaus à l’Inquisition.

Lee géomètre allemand, qui ne parviendra pas à mettre au point sa méthode de résolution universelle (« c’est impossible à démontrer »), va toutefois inventer le procédé de fabrication de la porcelaine de Saxe grâce aux miroirs ardents : « la lumière, en faisant de la géométrie, forge de la matière ».

Il a su bien décoder Spinoza : « l’esprit n’est jamais borné, l’esprit humain n’est jamais limité ».

– Christian Vachon (Pantoute), 14 juillet 2024

Histoire

Spinoza Code

Mériam Korichi - Grasset

En 1675, attaqué pour ses idées révolutionnaires et incertain de son avenir, Spinoza confie une copie du manuscrit de L'éthique à Ehrenfried Walther von Tschirnhaus à la veille d'un tour des capitales européennes au cours duquel ce dernier sondera les cercles savants sur la pensée du philosophe. Ce récit qui retrace l'épopée du texte éclaire les batailles intellectuelles du XVIIe siècle.

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