Les desseins affreux des chats mignons

               Pas si inoffensive, cette vogue des chats mignons nous alerte Vincent Lavoie, professeur à l’UQAM, dans Trop mignon ! Mythologies du culte. Publié dans la collection « philosophie » des éditions Alpha, ce bref et malicieux essai nous fait entrevoir, derrière ces assauts de mignonnerie, un projet monstrueux.  Et si le triomphe de la douceur ne constitue pas, plutôt, une victoire des pulsions malveillantes ?

             Au départ, la démonstration de l’historien d’art Lavoie paraît bien anodine, alors qu’il nous ébauche, dans les premiers chapitres, un bref historique de cet âge d’or de la vidéo féline que nous subissons, depuis les années 2000, avec ces Happy Cat (370 millions de vues, par mois, en 2010), Surprise Kitt ou Lil Bub (« the Cuttest Cat in the World »). Un Internet Cat Video Film Festival s’est même déroulé en 2015 au Minnesota. Cette « mignonnerie jubilatoire » a de quoi nous surprendre, mais de là à nous alarmer? Et pourtant…

           « Ce qui est mignon procure du plaisir, mais un plaisir intéressé, peut-être même coupable, distinct de celui, désintéressé, que le beau est réputé produire ». Il y a quelque chose de franchement lucratif à devenir de plus en plus mignon.  Vincent Lavoie cite, entre autres, l’exemple de Mickey Mouse qui ne cesse, au fil des décennies, de rajeunir.  Keep It Cute :  sa tête ne cesse de croître, ses yeux de grandir, et ses jambes de raccourcir, suivant les règles du Kindchenschema de Konrad Lorenz, le modèle explicatif de notre attirance pour les êtres mignons (il faut savoir susciter notre bienveillance pour perpétuer l’espèce).  Nous reparlerons, plus loin, de ce troublant concept.

          Des fronts bombés, de grands yeux humides :  rien de mieux pour provoquer la sympathie. Les Japonais le savent, eux qui, depuis les années 80, ont fait du kawaii (une économie et une culture visuelle et médiatique prônant une adoration des attributs juvéniles : une chose doit être de petite taille, ou, mieux encore, évoquer la petitesse) un phénomène mondial.

        Mais les rondeurs de Pikachu dissimulent des carrures suspectes, une tendresse qui n’est qu’une « détresse inavouée ».  Vincent Lavoie nous invite à nous interroger sur les légataires de cette bienfaisance émanant de ces objets ou êtres, à nous poser ce « pourquoi » il faut s’effrayer de « l’inquiétante petitesse des choses ».

     Il évoque une année : 1943, et un lieu : l’Autriche, où apparaissent le « schème enfant » de Konrad Lorenz, une période et un site mouvementés de l’histoire : ceux où le Troisième Reich vit ses derniers sursauts.

     La perspective esthétique idéalisée de Lorenz s’accorde fort bien à l’idéologie des nationaux-socialistes cherchant à contrer « la dégénérescence des êtres humains et des animaux ». Il faut préserver cet idéal, et quoi de mieux donc, que des caractéristiques morphologiques d’animaux, représentants des attributs juvéniles du « schème enfant », pour déclencher des manifestations instinctives de l’altruisme, « une inquiétante effigie du primat des instincts, les visages de la déraison nazie ». N’y a-t-il pas meilleur recruteur, pour des groupuscules d’extrême droite, qu’un militant tenant un chat mignon ?

    Un autre avatar du reductio ad hitlerum que ce Trop mignon ! de Vincent Lavoie ?

   Interprétons-le comme un avertissement, une mise en garde, à l’exemple justement de ce Ceiling Cat que l’universitaire québécois décrit, dans son dernier chapitre comme l’image féline d’une bête sidérée par ce qu’elle a vu : « what has been seen… cannot be un-seen ».   Vous êtes avertis des périls, à vous d’agir, maintenant, en conséquence.