« Les ordres » trop humiliant de Michel Brault

Christian Vachon - 30 décembre 2024

Hourrah ! Cinquante ans après la sortie du film, les éditions Somme Toute publient, en guise d’hommage à ce monument de la cinématographie québécoise, une édition critique du film Les ordres de Michel Brault, sous la direction de Gabrielle Tremblay. Le livre propose une relecture particulièrement inédite et insoupçonnée du travail scénaristique du grand réalisateur. Michel Brault a-t-il incorrectement imposé une mémoire victimaire des événements d’octobre 1970 ?

Dès la fin de l’année 1970, le cinéaste de l’ONF part recueillir les témoignages de près d’une cinquantaine (37 hommes et 15 femmes des régions de Montréal et Québec) des 450 citoyens emprisonnés sans mandat au lendemain de l’imposition de la Loi des mesures de guerre, otages innocents d’un gouvernement, et qui furent remis en liberté sans avoir été accusés de quoi que ce soit.

Quatre ans plus tard, devenu dépositaire « d’une mémoire douloureuse qui allait disparaître dans l’oubli », Brault en fait un film qu’il songeait intituler Intolérance, un film qui n’a rien de classique; un film non sur la crise d’octobre (ce qui lui est reproché) mais sur l’humiliation citoyenne.

Les transcriptions des entretiens de Michel Brault, les différentes rédactions – échelonnées sur trois ans – de son scénario, ainsi que des dialogues révisés, ont été, depuis, déposés aux Archives de la Cinémathèque québécoise. Gabrielle Tremblay nous permet d’y jeter un coup d’œil.

Bien des répliques du film s’inspirent de propos authentiques enregistrés à l’automne 1970. Soulignons les plus marquantes : 

  • Est-ce qu’il y a la guerre, est-ce qu’on a déclaré la guerre au Parti Québécois ?;
  • Un livre de Marx, oh laisse ça là, c’est Le Capital. On n’a pas besoin, on n’a en masse au poste;
  • Je faisais des farces, je leur disais qu’il n’y pas de dynamite là-dedans, je la tiens pas dans le frigidaire;
  • Ce n’est pas lui qui m’a arrêtée, c’est Binette qui m’a arrêtée;
  • On aurait dit qu’à force de m’ravaler, i m’avaient toute dérangé dans à cerveau pis é cellules ! I m’avaient toute décochrissé l’cerveau pis é cellules ! J’venu à bout de m’replomber pis m’rajuster. Mais j’étais donc fâché; j’arrivais pas à m’défâcher
  • Et, enfin, ce « Jamais vous me reverrez la face icitte, » lancé à la sortie de prison.

Véridiques, également, ces calembours sur le gruau imaginés par les prisonniers : l’Ordre de la gruautière, des farces gruautesques, pas de gruauté.

Parmi les témoignages enregistrés, il n’y a toutefois pas le récit précis et explicite du faux peloton d’exécution. On ne fait que soupçonner qu’un tel événement ait pu se produire.

On tombe aussi sur cette note de Brault songeant à demander à Michel Tremblay d’écrire les dialogues de la voisine d’une des personnes arrêtées.

Affiche du film, 1974.

Sur une autre fiche, on découvre le scénariste modifiant les derniers propos de son personnage Clermont, remplaçant un « Comme dirait l’autre, après l’hiver, y’a toujours une débâcle » par « On a toujours pour not’dire : passé l’hiver, y’a toujours une débâcle ».

Quatre contributions originales accompagnent ce parcours scénaristique de l’œuvre de Michel Brault. Dalie Giroux et Bianca Laliberté (« Le Québec entre soumission et débâcle ») proposent  une relecture sociohistorique du film; Philippe Néméh-Nombré (« Le Camarade Plourde et l’interruption noire ») profite de la surprise du détenu Plourde, à peine entrevu, pour nous entretenir d’une « extériorité » dans le film, de la présence noire au Québec; tandis que Rachel Nadeau (« La consigne du silence ») offre un aperçu, chez Anne Hébert et Lise Tremblay entre autres, des différentes présences de l’humiliation dans la littérature publiée au Québec.

C’est surtout cet « Impasse de la mémoire victimaire » de Martin Petitclerc, professeur d’histoire à l’UQAM, qui retient l’attention en nous faisant porter un tout autre regard sur le film de Brault.  Analysant scrupuleusement les témoignages des prisonniers recueillis par Brault, l’universitaire s’aperçoit que le réalisateur aurait pu « [les] mobiliser d’une façon très différentes […] proposer un tout autre récit de l’expérience ».

Les ordres de Brault permet à l’historien Petitclerc de « réfléchir au projet paradoxal d’élaboration d’une mémoire victimaire qui nécessite d’invisibiliser la mémoire militante »Le cinéaste de l’ONF aurait-il fabriqué de « l’authenticité » ?

La plupart des témoins de Brault, découvre Petitclerc, ne veulent pas se présenter comme de « simples victimes innocentes ». Ils s’attendaient, le matin du 16 octobre 1970, à être arrêtés et l’expérience carcérale, bien que très pénible, est moins dramatique que celle dépeinte dans le film. Ils retrouvent énormément de bons amis. « J’étais vraiment fier d’être avec eux autres, c’était vraiment fantastique »; « [c’était] une grosse crisse de foire ». Les gars sont sortis de la prison « dix fois plus politisés, radicalisés au coton ». L’expérience, loin d’être destructive, fut plutôt constructive.

Brault, en outre, impose une vision genrée et contestable de la vie carcérale. Alors que sa mise en scène présente une vision digne d’un couvent du quotidien, fait d’une grande monotonie et d’une profonde tristesse, la plupart des femmes interrogées insistent sur les aspects positifs : « Les filles ont assez ri »; « Ça m’a enlevé la peur de la prison ».

Michel Brault campant sa réalisation dans « un champ moral et non historique » va, du coup, éluder le spectateur d’une sublime démonstration, celle « de la fragilité d’un pouvoir incapable de faire taire la parole des personnes militantes ». Un choix regrettable ? Un film à refaire ?

– Christian Vachon (Pantoute), 22 décembre 2024 

Essais québécois

Les ordres

Gabrielle Tremblay [dir.] - Somme Toute

Tant de choses ont été dites et écrites à propos du cinéma de Michel Brault et pourtant, son travail de scénarisation est largement méconnu. Avec l’édition critique du scénario Les ordres, 50 ans après la sortie du film, le présent ouvrage Les ordres : un scénario et un film de Michel Brault offre un accès inédit à un projet scénaristique singulier.

En plus du scénario du film, cette publication regroupe trois courts textes de présentation rédigés par le cinéaste dans les années 1970, la reproduction de nombreux documents d’archives et les contributions originales de penseuses et penseurs émérites ayant étudié des questions sociales importantes au Québec.

Acheter

Commentaires

Retrouvez toutes nos références

Notre catalogue complet