Le 2 juillet 1816, la frégate française La Méduse, en route vers le Sénégal, s’échoue sur un banc de sable au large de la Mauritanie. Quinze jours plus tard, quinze survivants sont retrouvés sur un radeau. Pour survivre, ils ont mangé la chair de leurs compagnons décédés ; des Français dévorant des Français. L’opinion publique s’émeut. La Méduse devient un symbole, l’annonce du naufrage de la Restauration. Un immense tableau du peintre Géricault fait entrer le drame dans les mythes contemporains.
L’historien Jacques-Olivier Boudon, dans son Les naufragés de La Méduse, réédité, tout récemment, chez Tallandier, dans sa collection de poche «Texto », utilisant les témoignages et les récits d’une demi-douzaine des rescapés, reconstitue heure par heure ce qui s’est passé sur le radeau, tentant de comprendre le dénouement et les responsabilités de chacun. Au final, il confère un visage humain à la tragédie, faisant « sortir de l’anonymat soldats et matelots morts dans des conditions effroyables », leur rendant afin « leur dignité ».
Aucun doute possible, La Méduse s’échoue parce qu’elle est aux mains d’un commandant incompétent, Hugues Duray de Chaumareys, officier royaliste n’ayant pas navigué depuis vingt-trois ans, remplaçant un capitaine jugé trop bonapartiste. Il sera, d’ailleurs, accusé et condamné à trois ans de prison, par un conseil de guerre, pour ne pas avoir abandonné son navire le dernier, un bouc-émissaire parfait pour le Ministère de la Marine, qui tente d’étouffer rapidement l’affaire et dissimuler son incurie (une réforme des cadres est entamée, discrètement, par la mise à la retraite de la moitié des officiers).
Est-ce, toutefois, Chaumareys qui a pris la décision, dans le grand canot remorquant le radeau, de rompre les liens et de laisser celui-ci à la dérive, sans instruments de navigation ? Songeant à la « Grande peur de 1789 », a-t-il craint « d’être débordé par les passagers du radeau qu’il imagine venir se jeter dans leurs frêles barques » ? La polémique se poursuit à ce sujet.
On soupçonne, aussi, le colonel Schmaltz d’être l’instigateur de ce largage, le même colonel à l’origine de l’idée de ce radeau (les six embarcations de la frégate étant insuffisantes pour transporter les quatre cents passagers et membre de l’équipage), en fournissant même les plans, un travail jugé incomplet : il y a de nombreux vides entre les bouts de bois ; il n’y a pas de rambardes sur les côtés qui permettent de se maintenir à bord. Pire, on oublie carrément d’approvisionner suffisamment en nourriture l’embarcation.
Le lieutenant Reynaud se charge de la répartition des passagers lors de l’évacuation du navire, deux jours après l’échouage. Près de 150 personnes ont pris place, debout, sur le radeau.
Sur celui-ci on retrouve le chirurgien et médecin de bord Jean-Baptiste Henri Savigny. Dans son rapport, puis le récit des événements qu’il publie (un succès : cinq éditions en quatre ans), il narre comment, après trois jours de dérive, les survivants commencent à manger de la chair humaine. Le plus grand nombre refusent, néanmoins, d’y toucher. Il propose « de faire sécher ces membres sanglants pour les rendre un peu plus supportable au goût ». Au cinquième jour, ils ne sont plus que trente hommes, « vingt seulement sont capables de se tenir debout ». On sacrifie les trop faibles, « pour espérer survivre ».
Lorsque le brick Argus les rescape, le 17 juillet, ils ne sont, donc, guère plus que quinze, dans un état déplorable, des « ombres ». Quatre d’entre eux vont mourir à l’hôpital. Ils craignent « d’être fusillé pour ce qu’ils ont fait ». Mais le code pénal ne fait aucune mention de l’anthropophagie, dont la pratique n’est pas considérée en tant que telle comme un crime, dès lors qu’il n’est pas porté atteinte à la personne de son vivant. Aucune action en justice ne va être engagée contre les rescapés du radeau.
Fort périlleux, aussi, est le périple vécu par les passagers des autres embarcations. Après avoir accosté sur les côtes mauritaniennes, ils doivent entreprendre une traversée du désert de trois jours, certains escortés par des Maures, qui exigeront rançons en échange, pour atteindre le Sénégal. Début difficile pour cette colonie française, toute juste restituée par les Anglais.
Plus horrifiant, encore, est le sort de dix-sept marins qui ont préféré resté sur le navire échoué. Ils ne sont plus que trois survivants, « trois squelettes ayant perdu la raison », lorsqu’on découvre la frégate, quarante-cinq plus tard.
Destin aussi bouleversant, celui des grands oubliés, de la centaine de victimes du radeau, de ces soldats du bataillon du Sénégal qui, dès les premières heures de dérive du radeau, affrontent, dans une véritable guerre civile, les officiers, tentant de gagner l’avant, plus sécuritaire, de l’embarcation. Les combats durent quatre jours. Le bilan est lourd. Plus de soixante soldats et marin sont soit morts, mourants, disparus. Pas un seul officier. « Nous crûmes sortir d’un rêve pénible » écrit Savigny. On jette, ensuite, les armes à la mer. Plus de rixes ni de dépeçages sauvages de cadavres.
Fasciné par ce drame, se faisant inlassablement raconter des scènes par deux des acteurs principaux, qu’il va, d’ailleurs, intégrer à son œuvre, Savigny et Corréard, Géricault le met en image, en 1819, rendant compte de la chronologie des événements par ses « trois niveaux de personnages ». L’affrontement social est suggéré. Les hommes du peuple sont de dos, sans identité. Le peintre choisit, toutefois, un homme de couleur pour « incarner la force du peuple », prenant position dans la campagne contre la traite des Noirs.
Le tableau, tout comme le mythe, « oscille entre l’espoir et le désespoir », horrifie et fascine, laissant suggérer que, malgré ce que la nature humaine a de plus ignoble, il y a toujours la « possibilité d’un sauvetage et d’un nouvel horizon ».
Les Naufragés de la Méduse
2 juillet 1816. La frégate La Méduse s'échoue sur un banc de sable au large de la Mauritanie. Cent cinquante passagers sont abandonnés sur un radeau qui dérive pendant treize jours. Quinze seulement survivent. Quatre témoignent de cette expérience hors du commun.
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