Être Leonardo Padura, le meilleur écrivain de sa génération, apprécié et admiré un peu partout dans le monde, parce qu’il se permet d’un peu tout dire, et le faire d’une agréable façon, c’est être éternellement à répondre à cette question : « Qu’est-ce qui vous motive, malgré les contraintes de toutes sortes, de continuer à vivre et à écrire à Cuba ? ».
Il nous explique pourquoi, nous fait goûter cette singularité divine d’être un écrivain cubain, dans L’eau de toutes parts : vivre et écrire à Cuba (une traduction de Agua por todas partes). Publié ce printemps chez Métaillé, ce recueil d’une vingtaine de courtes chroniques rédigées entre 2010 et 2019, est une merveilleuse porte ouverte, pleine d’humour, de passion et d’observations franches, sur l’effervescence créative, et les tribulations du quotidien, de cette turbulente île des Antilles.
Pourquoi, donc, rester là ? « C’est le contraire qui serait, ou qui est extraordinaire. Je vis encore dans la maison où je suis né, dans un quartier de la périphérie havanaise. Je suis un écrivain cubain qui vit et écrit à Cuba parce que je ne peux ni ne veux être autre chose, et que (malgré les difficultés les plus diverses, j’insiste : la vie quotidienne, dégradée, de mes compatriotes, ne pas avoir, entre autres, un accès normal à Internet, c’est aussi la mienne) j’ai besoin de Cuba pour vivre ».
Pourquoi ne peut-il être nulle part ailleurs (et même s’il était ailleurs, « Cuba ne peut partir de lui ») ? À cause de l’insularité géographique et existentielle de ce territoire où s’est échoué le rêve utopique socialiste, de ce défi exténuant de « l’eau de toutes parts », cette « maudite circonstances de l’eau », une frontière, un isolement qui forge la nature profonde, la « façon d’être, de voir et de vivre la vie », un enfermement qui se contemple, même, grandiose, au Malecon, à La Havane, ce muret de ciment qui, depuis un siècle, sépare la ville de la mer, le « banc public le plus long du monde ».
Car Cuba, il nous le rappelle souvent, c’est aussi la démesure, là « où chaque événement peut être qualifié d’extraordinaire ».
Dans cette île, malmenée par l’Histoire, Padura souhaite parfois être Paul Auster, un écrivain comme lui, n’ayant pas à avoir des opinions, des idées, sur la société, l’économie, la politique de sa patrie. Mais Paul Auster, il faut bien l’admettre, n’a pas besoin, comme lui, de transporter, quotidiennement, quelques seaux d’eau tirée du puits creusé par son bisaïeul, parce que le service des eaux néglige de réparer l’aqueduc depuis des semaines.
Métier unique, donc, d’être écrivain à Cuba, un métier qu’il a choisi un peu par défaut. Tout jeune adolescent, répondant à son désir enfant, Padura souhaite, nous conte-t-il dans « Rêver en cubain : chronique en neuf innings » (sic ) (pénible ce dédain de la France de notre volonté, au Québec, de franciser le mode de vie nord-américain) – remarquable portrait, en passant, du baseball comme forme d’expression, en crise, malheureusement, de l’identité cubaine-, être un « pelotero », un joueur de baseball,
Il n’y parvient pas, à notre plus grand bonheur. Comme son Ivan Cardenas de L’homme qui aimait les chiens, il fait partie (il est né en 1955, et débute, comme rédacteur, dans une revue culturelle mensuelle) de cette jeune génération qui, au milieu des années soixante-dix, à l’avenir devant elle. Comme son Ivan Cardenas, la ferveur s’éteint, au début des années quatre-vingt, alors que le pays sombre dans une profonde crise économique. Comme son Ivan Cardenas, il va être transféré, en province, par « manque de maturité politique ».
Il en tire profit, et non selon les désirs des autorités cubaines. Il pratique, d’abord, un vrai journalisme de terrain, enthousiaste, un métier qu’il quitte, finalement, au début des années quatre-vingt-dix, alors qu’il traverse une crise identitaire et créative, pour tenter, équipé « de la chère Olivetti de son père, servant à rédiger ses documents maçonniques », l’aventure de l’écriture de fiction.
Dans une série de brefs textes, il nous narre les raisons qui lui font choisir le roman policier, à caractère social, pour « exprimer les incertitudes et les craintes de sa génération » ; le « pourquoi » du personnage de Mario Conde, un enquêteur à l’éthique souple, destiné à enquêter, pas à réprimer, « un impensable dans la réalité »policière » réelle cubaine » ; le « comment » une visite, en 1989, à la maison Trotski, à Mexico, se transforme en obsession, en vouloir tout connaître sur le « faux prophète » Léon Trotski, et son assassin Ramon Mercader (cette « patate chaude » indésirable n’importe où, qui rebondit pourtant mystérieusement à Cuba), et à l’écriture, entre les années 2005 et 2009, de L’homme qui aimait les chiens, une histoire pleine de « révélations effarantes, de tromperies douloureuses ». Il aborde également la question « en quoi » : cette « aspiration de l’homme à la liberté comme réponse au destin de l’humanité », thème vibrant du Vie et destin de Vassili Grossman, lui sert de socle à son Héritiques (où il met en scène « l’événement le plus honteux de l’histoire de Cuba » ; et le « par quel moyen » son proscrit Jose Maria Heredia, du Palmier et l’Étoile, symbolise cette « caractéristique la plus tragique de l’histoire culturelle cubaine » : le poète-patriote en exil.
Et Padura s’acharne toujours à écrire, « pour révéler l’âme des choses », « essayer de comprendre la vie », malgré le diktat marxiste « dans la Révolution, tout, contre la Révolution, rien », car il connait fort bien les limites entre le « dans » et le « contre ». Cette maîtrise du permissible lui permet de refléter un désenchantement partout présent dans ses portraits sociaux, d’être publié, à des tirages toutefois limités, à Cuba, et même de recevoir, entre autres, un Prix de la critique cubaine pour son Homme qui aimait les chiens. En fait, tous sont reconnaissants à Padura d’être cet écrivain de la fatigue de Cuba, cette île impatiente de sortir de l’Histoire pour entrer dans la normalité.
L'eau de toutes parts : vivre et écrire à Cuba
Dans ce captivant recueil d’essais, l’auteur explore les coulisses de ses œuvres les plus célèbres et emblématiques et les sujets qui lui sont les plus chers (la cubanité, la musique, le cinéma, la littérature, le base-ball...).
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