On ne marche plus sur la Terre

Christian Vachon - 7 août 2024

J’adore la marche, les bénéfiques promenades qui permettent aux pensées de prendre forme. Le réputé paléoanthropologue Pascal Picq partage aussi mon plaisir. En introduction à son La marche : sauver le nomade qui est en nous, édité chez Autrement en cette fin d’hiver 2024, il n’hésite pas à soutenir que ce sont toujours les marcheurs qui ont changé le monde; que, sans randonnées, Rousseau et Thoreau n’auraient pas légué ces écrits qui bouleversèrent nos sociétés.

Pascal Picq, par ses recherches, sait que la marche est le moteur de l’évolution, que la marche est une révolution. « Avec l’acquisition de la bipédie, il y a deux millions d’années, tout se met en place au fil de notre évolution : langage, culture, outils, société, art. »

Aujourd’hui, toutefois, comme le titre de son essai le laisse entrevoir, la marche de l’homme est entravée. Tout semble fait pour ne plus ni marcher, ni penser. Trop d’humains ont déjà « sacrifié le désir de l’évolution en ne marchant plus et en se géolocalisant. » « L’humanité ne serait-elle pas brutalement en danger pour cause de sédentarité pesante ? »

Avant de s’interroger sur ce où va l’Homme, Pascal Picq, dans cet  ouvrage finalement plus anthropologique que philosophique, remonte les chemins insolites de notre évolution, tentant de répondre non au pourquoi (dans un monde où se côtoient encore trop souvent mythes et science; contentons-nous de rappeler que nous sommes « ni un ange déchu, ni un singe élu »), mais au comment de cette bipédie, une histoire qui commence « au pied d’un arbre ». « L’Homme est un bipède exclusif depuis que ses ancêtres ont quitté les milieux arborés, il y a environ deux millions d’années », depuis qu’il a porté un regard sur l’horizon « en ignorant ce qui se passe dans la canopée », s’affranchissant de sa dépendance au monde des arbres. Alors que, même au sol, « la quadrupédie l’emporte dans tous les groupes de singes connus d’hier et d’aujourd’hui », l’Homme va malgré tout se faire bipède et s’éloigner.

Cette bipédie et la marche « mobilisent des caractères morphologiques et cognitifs qu’on ne retrouve chez aucune autre espèce et encore moins à l’état juvénile. » En fait, « aucun groupe de mammifères et même de singe ne présente une aussi grande plasticité comportementale, cognitive et locomotrice que les hominidés. » Nous sommes des êtres capables d’acquérir des modes locomoteurs complexes parce que nous sommes avant tout des êtres sociaux et empathiques, mus par un puissant désir mimétisme nous motivant à nous tenir debout. « Nous naissons pour être de formidables bipèdes, mais à condition de le devenir ». Un enfant sans lien et sans amour, un enfant sauvage, ne marche pas, ni ne parle (« une fois à quatre pattes, les enfants s’adaptent très bien »).

Le gif présente un homme nu, vu de profil, en noir et blanc, qui marche en faisant un pas de chaque jambe. Il se tient droit et fait quelque peu balancer ses bras d'avant en arrière avec chaque pas.
Eadweard Muybridge, Animal Locomotion, planche 2, 1887. Cycle de la marche humaine.

La marche mène alors l’Homme à la conquête du monde, écrasant au passage ceux qui se trouvent sur son chemin, ces espèces proche d’eux comme les Neandertal et Denisova, piétinant la diversité.

Cette marche humaine, remarquablement économique, est la plus efficace du règne animal et aucun animal terrestre ne peut résister à cette caractéristique redoutable propre à l’Homme : l’endurance. Et l’être humain va perfectionner, d’ailleurs, cette stratégie prédatrice inédite : la traque ou la chasse par l’épuisement.

L’Homme va alors s’implanter dans une diversité croissante d’écosystèmes, « ce que n’a jamais fait aucune autre espèce animale », hormis le chien domestique. Maîtrisant le feu, il pratique une cuisson qui, rendant légumineuses et tubercules plus digestives, fait sauter le verrou métabolique en favorisant le développement du cerveau.

Toutefois, notre gros cerveau nous a presque menés à la disparition. Les têtes des nouveau-nés, ayant perdu leur belle forme ovale, rendent les enfantements périlleux. Les femmes sapiens sont confrontées à une adaptation vraiment unique chez les mammifères : déclencher de façon sécuritaire l’accouchement à neuf mois, alors que la gestation devrait théoriquement durer le double. Ainsi, le développement du cerveau peut se poursuivre sans danger pour la mère, hors utérus. Nous sommes tous des descendants de prématurés.

Aujourd’hui, constate Picq, nous allons « à l’encontre de ce qui a fait notre évolution ». Aujourd’hui, nous vivons « une mal-évolution à la fois physique, sociale et culturelle » fomentée par ce nouvel avatar « d’être assis ». « L’évolution anatomique de notre espèce accuse une diminution de la stature, une réduction du volume cérébral et une dépréciation des masses osseuses et musculaires. »

Et les grandes villes des écrivains marcheurs, les San Francisco, New York et Paris, se font rares. « Tout est conçu, pensé pour ne pas y marcher. »

Si «on ne retrouve pas le sens de la marche », prophétise le chercheur universitaire, la Planète des singes de Pierre Boulle ne sera plus une fiction : l’humanité « devenue impotente et inculte à force de confort et d’assistance » va perdre le pouvoir.

Bottons-nous le derrière, repartons du bon pied pour éviter que s’effacent les traces de notre passage.

– Christian Vachon (Pantoute), 28 juillet 2024

Sciences

La marche

Pascal Picq - Autrement

Essai du paléoanthropologue sur la place de la bipédie dans l'évolution humaine et sur l'importance de la marche pour l'homme moderne.

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