Quand les dictionnaires racontent nos sociétés… bien malgré eux

Christian Vachon - 24 février 2025

Médéric Gasquet-Cyrus et Christophe Roy, universitaires français amoureux des mots, partagent une passion commune et indéfectible pour les dictionnaires. Qu’ils soient nouveaux ou anciens, ils sont abordés non comme des œuvres anodines ou neutres, mais en tant qu’objets de polémiques, affectés par la subjectivité humaine. « La décision de publier un dictionnaire, » avoue Alain Rey, éditeur du Petit Robert, « relève plus de facteurs économiques ou politiques que d’un noble souci didactique ou scientifique. » Donner un sens, ou plusieurs, à un mot, c’est faire œuvre engagée, c’est se préparer à livrer bataille. Ce Va voir dans le dico si j’y suis ! Ce que les dictionnaires racontent de nos sociétés, aux Éditions de l’Atelier, cette « déambulation lexicographique curieuse et critique » des deux spécialistes du langage, le prouve.

Il y a certes, à travers les âges, bien des éléments divertissants dans les dictionnaires. Entre autres, cette mention, dans le Furetière de 1696 que « la licorne se trouve (sans doute) en Afrique » ou, dans le même lexique, à l’article « dentifrice », que « les Hollandais se frottent les dents avec du beurre » et les Espagnols « avec de l’urine ».

Gasquet-Cyrus et Rey explorent plaisamment, au chapitre 7, l’évolution des goûts culinaires.  On y apprend que le spaghetti n’apparait qu’en 1925 dans Le petit Larousse et est définit ainsi : « macaroni très mince et sans trou ». On apprend aussi que le cheeseburger et notre poutine québécoise n’intègrent ce même Larousse qu’en 1988.

Tâche délicate et orageuse pour les dictionnaires de définir sexe et genre : le chapitre deux en témoigne. « La femme, » commente en 1875 le Dictionnaire complet de la langue française de Pierre Larousse, « est la compagne de l’homme », alors que celui-ci, autonome, n’est jamais associé à la femme. Cette vision patriarcale persiste jusqu’en 1959.

Pendant quelques siècles, les dictionnaires ont une fâcheuse tendance à exacerber les différences entre les peuples (chapitre 3 : « Les uns et les autres ») : « Les Turcs sont avares, perfides »; « Il est cruel d’avoir affaire à lui, c’est un Arabe » (Dictionnaire Richelet du XVIIIe siècle). Le Larousse, jusqu’au début du XXe siècle, établit une hiérarchisation dans la définition des races, les Blancs étant, sans surprise, « les plus civilisés ». Le même Larousse va se faire reprocher, au début de l’an 2000, de continuer d’accorder un sens positif au verbe coloniser.

La philosophie des Lumières fait enfin sentir son influence lorsqu’en 1878, la négation de Dieu remonte vers sa définition, une première, dans la septième édition du Dictionnaire de l’Académie française (chapitre 4 : « Ma foi ! »). Dans l’édition précédente, en 1835, apparaît pour la première fois, aussi, les notions de classe sociale et de classe ouvrière (chapitre 8 : « Prolo, bobo, dico »). On dit en particulier, dans ce dictionnaire de l’Académie, d’un homme extrêmement riche « qu’il est riche comme Crésus, riche comme un Juif ».

Ces gens riches et oisifs, nous apprend le Nouveau dictionnaire de la langue française de Larousse, en 1856, grâce au « plaisir de la la chasse ou les courses de chevaux », sont « les seuls adeptes de la pratique du sport », le mot n’existant pas avant le XIXe siècle (chapitre 5 : « Les dicos, c’est du sport ! »). La forme nominal « sportif » va d’ailleurs seulement être introduite dans le Petit Larousse en 1946.

Le Nouveau Dictionnaire Larousse, Volume 2, pages 476-477, 1899.

Frileux, les dictionnaires ? Le membre viril est depuis toujours une source d’inspiration les plus fécondes (chapitre 6 : « Sexicographie »), bien que « zizi » fait une entrée relativement tardive dans le Petit Robert, en 1967. « Masturbation », toutefois, est présent dès 1835 dans le Dictionnaire de l’Académie française, mais accompagné de cette définition dévalorisante : « genre de pollution qui trompe le vœu de la nature et qui a ordinairement les suites les plus funestes ». Le plaisir des femmes reçoit, pour sa part, un regard très négatif : « il y a un inconfort à traiter de ce sujet, et notamment de la fonction du clitoris. » Diderot ne disait-il pas « qu’il s’est trouvé des femmes qui en ont abusé » ?

Gasquet-Cyrus et Rey, au chapitre 10 (« Sale *!%& »), s’amusent à dénicher dans ces austères ouvrages les insultes, injures et gros mots (« merde », « con », « salope », « enculé ») qui font partie prenante de notre langue. Ils ne manquent pas d’indiquer que l’Académie française, avec son dictionnaire, a voulu longtemps les retrancher de la langue commune prétextant que « les honestes gens evitent les termes d’emportements. »

Les deux auteurs entreprennent même des escapades en région et en francophonie, découvrant qu’au Rwanda, un « camion » est « une fille très grosse », qu’en Côte-d’Ivoire, des « bagages » désignent les parties sexuelles et qu’au Québec, un « concombre » signale « une personne niaise ».

Un dictionnaire ne doit pas être figé. Un dictionnaire, argumente Alain Rey, « se conçoit comme ‘observatoire’ et non comme ‘conservatoire’. » « Chatteur-euse » est introduit dans le Petit Robert en 2003 et six ans plus tard, dans le Larousse. « Minitel » sort de ce même Petit Larousse en 2012, alors que l’entrée demeure dans le Petit Robert. Le mode de rédaction, établi sur plusieurs décennies, empêche le Dictionnaire de l’Académie française de définir des mots courants comme smartphone, tablette et cyberharcèlement, un poids léger face à la force du mode collaboratif et au recensement rapide du Web dictionnaire.

En s’ouvrant enfin au langage des jeunes (par un Lexik des cités, chez Fleuve noir en 2007, ou par ce Dictionnaire du chilleur, de Jérôme 50, au succès significatif) ou à langue militante et inclusive (au risque d’être accusés d’œuvrer à la dégénérescence de la langue française) ou encore en refusant d’éliminer impitoyablement les anglicismes (peut-on éviter, en temps réel, ces usages ?), les dictionnaires, concluent Gasquet-Cyrus et Rey, « racontent une histoire, celle de nos société, et des mots pour la dire, tantôt consensuels, tantôt conflictuels ».

– Christian Vachon (Pantoute), 23 février 2025

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Va voir dans le dico si j'y suis !

Médéric Gasquet-Cyrus et Christophe Rey - Éditions de l'Atelier

Dans une approche lexicologique et sociolinguistique, les auteurs examinent le lien entre dictionnaire et société, mettant en avant l'évolution des moeurs ainsi que des représentations sociales à la lumière de définitions données dans les dictionnaires anciens et récents.

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