Exercé-je mon boulot correctement ? Puis-je mener mes reportages autrement ? La forteresse de certitudes de Frédérick Lavoie s’écroule dans Troubler les eaux, publié aux éditions La Peuplade (en librairie le 27 septembre 2023). Il écrit là un récit d’hésitations, une plongée dans les eaux embrouillées du doute, un essai introspectif où l’auteur nous invite à ouvrir avec lui les « mystères de son métier ».
Journaliste indépendant, auteur acclamé des Ukraine à fragmentation (2015) et Avant l’après : voyages à Cuba avec George Orwell (2018), Frédérick Lavoie, doté d’une bourse, part en mission au Bangladesh en 2017. Il découvre un pays constitué de plaines inondables et est décidé à en tirer un bouquin (il a déjà le titre en tête : Dompter les eaux) sur les enjeux liés à l’eau.
En ces lieux où les relations avec l’eau sont « tantôt dévastatrices, tantôt salvatrices », il rassemble des témoignages, tente de mettre en récit divers faits : l’impact d’une marée noire, les eaux souterraines contaminées par de l’arsenic, l’école flottante s’adaptant aux moussons, les Îles qui migrent, … Un malaise surgit toutefois lorsque, de retour au Québec, il contemple ses récoltes journalistiques : il n’y voit que des récits hésitants.
Ne parlant pas le bengali, à la merci de son ami interprète, a-t’il trop « vogué à la surface des gens et des situations » ? A-t’il été pris au dépourvu « devant des modes d’existences fonctionnant selon d’autres échelles de valeur » ? « Ce qui compte pour eux m’a-t-il vraiment échappé ? » « Peut-on vérifier des émotions comme on vérifie des faits ? » « Ai-je sacrifié au sensationnel ? » Pourquoi le Bangladesh ?
Il prend conscience de ses limites « en tant que journaliste et écrivain du réel nourri aux valeurs occidentales. » Son ouvrage, en gestation, est-il le fruit d’un désir d’accomplissement personnel, d’un désir de conquête d’un sujet, ou d’une conviction professionnelle « que les enjeux de l’eau au Bangladesh étaient d’un intérêt public fondamental » ?
Son Dompter les eaux se transforme alors en Troubler les eaux, le récit d’une « collision avec l’opacité ». Cinq ans seront ainsi nécessaires à Frédérick Lavoie pour faire l’autopsie de ce voyage d’enquête au Bangladesh. Cinq années à remettre en cause sa pratique du reportage, du « je dois cacher mes intentions aux gens afin de ne pas orienter leurs réponse »; cinq années à trouver des moyens de faire un journalisme autre lui permettant de saisir la réalité, d’avoir accès à la conscience des habitants, d’admettre que ce qui compte, ce ne sont pas les problématiques environnementales, mais la réalité de ceux qui vivent ces enjeux; cinq années pour admettre que l’événement, « c’est la vie ordinaire ».
Et Frédérick Lavoie trouve finalement des réponses. Il les expérimente. Il pratique, lors d’un déplacement en Inde, un journalisme « déterritorialisé » : il imagine, sur place, une relation et une dynamique plus horizontales avec les habitants. C’est une pratique un peu déroutante, se positionnant à mi-chemin entre les intérêts de son public et ceux des gens au cœur de la réalité qu’il raconte.
Il applique, dans sa couverture de la guerre en Ukraine, un journalisme « randomisé », en inscrivant le « hasard au cœur de sa démarche », inspiré par les propos de l’anthropologue Anna Tsing (« mettez l’accent sur les surprises »), partant là-bas sans plan de recherche prédéfini, écoutant le terrain plutôt que de chercher « à lui faire dire quelque chose en particulier ». Il sacrifie la mise en récit en multipliant les connexions qui lui apparaissent pertinentes « sans chercher à les justifier à tout prix au nom de la cohérence d’un grand tout ».
Il se fait surtout l’avocat d’un journalisme « désanthropocentré » où il faut penser l’homme comme un élément parmi d’autres de l’écosystème planétaire (un Dompter les eaux où il faut soumettre les eaux au désir des hommes, devient, bien sûr, impensable); où il faut répondre, comme nous invite Donna Haraway (une autre anthropologue, promotrice, celle-ci, de la symbiose) dans son Vivre avec le trouble, à l’urgence de notre époque avec les autres espèces. « [À]bien vivre et bien mourir sur une Terre abimée. »
Cela implique que le reporter doit non seulement de vivre avec le trouble, mais aussi, parfois, le semer. Il faut embrouiller volontairement les eaux trop claires et trop bien domptées.
« Comment recueillir l’expertise d’une abeille ? », se questionne Frédérick Lavoie. Nous restons, nous-mêmes, fort troublés devant l’insoluble.
– Christian Vachon (Pantoute), 17 septembre 2023
Troubler les eaux
Des bidonvilles de Dhaka à l’Ukraine en guerre, Frédérick Lavoie apprend à vivre avec le trouble – et parfois à le semer – afin de répondre aux défis de son époque, en particulier à celui de la catastrophe écologique. Nourri par la pensée de Donna Haraway, Anna Tsing et d’autres, Troubler les eaux est un récit qui nous fait éprouver le vertige d’un journalisme renonçant à ses certitudes pour mieux prendre en compte la différence et l’insoluble.
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