Se muscler corps et mental avec Proust

Christian Vachon - 25 juin 2024

« La perte de Saint-Loup se marque jusque dans la courbature de mes muscles »

Béni soit ce Proust au gym des éditions de Ta mère; béni soit Anthony Lacroix de transformer, par cent pages de vers libres, sa navrante tentative de sculpter son corps en prouesse littéraire; béni soit cette preuve qu’il n’y a pas mieux, en 2024, que Marcel Proust pour se muscler l’esprit.

Anthony Lacroix, étudiant en création littéraire à l’UQAR (Université du Québec à Rimouski), se fixe deux objectifs en ce début d’année universitaire : perdre vingt livres et finir la rédaction de son mémoire de maîtrise sur un sujet  « qui n’intéresse personne », soit l’importance des lieux et des espaces dans la pensée franco-canadienne. Et pourquoi ne pas profiter de cette centaine de séances d’entraînement, durant l’automne et l’hiver, pour se muscler le mental, en entreprenant l’écoute des 128 heures de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust en livre audio ? Quel beau programme ! Se doter, à l’aide de Proust, d’un « cœur tendre dans un corps ferme », tout en déposant, à la fin de la session hivernale son mémoire à la fin de la session hivernale… s’il rédige 350 mots tous les jours.

À l’approche de Noël, il réalise que ses objectifs se révèlent irréalistes. Il parvient à peine à écrire quatre à cinq pages par semaine. Alors qu’il doit envisager de s’inscrire à une nouvelle session automnale, l’an prochain, pour le dépôt initial, le gym devient pour lui un refuge où « toutes les angoisses de [s]a maîtrise ne peuvent plus l’atteindre ».

Son entraînement lui-même foire lamentablement. « Je n’ai pas épaissi, mais je n’ai pas perdu de poids non plus. Je me sens comme Marcel dont la santé fragile l’empêche d’écrire (…) Je suis le Marcel qui déprime quand sa grand-mère agonise (…) Je suis beaucoup moins fort qu’il n’y parait, mentalement, émotionnellement et physiquement ».

Une photo en noir et blanc montre Marcel Proust assis de côté sur une chaise. Son coude gauche est accoté au dossier de la chaise et sa tête repose sur ses doigts. Sa main droite est dans sa poche de pantalon. Proust porte un tailleur de couleur foncé avec un foulard foncé au motif picoté plus pâle. Il regarde fixement l'appareil, ses cheveux bien peignés et sa moustache aussi.
Photo de Marcel Proust par Otto Wegener (1849-1924). Sur carton du photographe, dimensions 14,2 x 10,2 cm. (1895)

En fait, tout ce qui importe maintenant, dans son gym, c’est les propos de son coach Proust. Il se laisse « envahir par l’intensité de la Recherche », par la « syntaxe démesurée de l’œuvre », par ses « images lourdes de sens ».

Malgré les « réflexions sur l’amour qui s’éternisent » dans la Prisonnière (qui n’est, en vérité, que « chuchotement sur l’importance de la fiction »), réputé le moins intéressant des sept titres de la série; malgré cet Albertine disparue « interminable à franchir » (« je crois que si j’abandonne si près de la fin, je m’en voudrais toute ma vie »), l’œuvre de Proust le comble « et c’est tant pis pour les autres ».

Alors qu’il se retrouve seul dans la défaite (aucun de ses objectifs n’a été atteint et, pire encore, ses sujets de conversation n’intéressent que lui), Marcel devient « son plus vieil ami » (« je lui pardonne ses répétitions ») et, à l’approche de la fin de son écoute, il craint de plus en plus « de retourner dans un monde simple et plat ». Néanmoins, la Recherche, ce « livre merveilleux », l’a transformé : sa philosophie du monde « n’est plus la même ». « Mes difficultés ont perdu de leur importance ».

D’autres réflexions surgissent. S’avisant, au terme de son entraînement « inefficace du début jusqu’à la fin », « de son manque de profondeur pour comprendre le grand domaine propre et accueillant qu’est Le temps retrouvé (le titre ultime de la Recherche) », Anthony juge qu’il devrait peut-être « sortir de l’université pour vivre réellement ». Il réalise que « l’art véritable se fait en dehors des théories littéraires », « qu’il devrait inclure du vrai monde » dans ses recherches.

Ce Proust au gym n’est pas l’histoire d’un échec mais d’un éveil : cessons de se fixer des objectifs, laissons la vie nous entraîner. Et Anthony Lacroix, maniant si bien la dérision et les fines observations, nous comble en nous partageant cette révélation.

– Christian Vachon (Pantoute), 23 juin 2024

Poésie québécoise

Proust au gym

Anthony Lacroix - Ta Mère

à vingt ans / je voulais lire tout Proust / et avoir des abdos découpés / avant de mourir jeune / maintenant / je veux juste perdre vingt livres / avant de terminer mon mémoire / sur un sujet de recherche / qui n’intéresse personne

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