Cinq vaches rousses qui font trembler le monde

Christian Vachon - 15 août 2023

Des vaches rousses qui font trembler le monde ? Où cela ? Dans cet État d’Israël qui nous trouble, nous effraie.

Le journaliste français Stéphane Amar nous présente ces mystérieuses bêtes dans L’exception israélienne, publié ce printemps 2023 chez l’Observatoire. L’ouvrage est un tableau nuancé, concis (200 pages à peine) et émérite, sans tabou ni a priori idéologique, de ce pays à part dont on ne parvient pas à savoir s’il en sortira le meilleur ou le pire.

Pays à part Israël ?

Parce qu’elle est la seule nation industrialisée, avec ses neuf millions d’habitants, à échapper à une baisse de la natalité. Son taux de fécondité côtoie même ceux des États africains.

Mais encore : pays à par Israël ?

Alors que l’Occident décolonise depuis des décennies, l’État juif pratique une politique expansionniste depuis 1967,  une politique qui, tout en fracturant sa société, lui coûte cher en terme d’image.

Qu’est-ce qui a mené à cette exception israélienne ? Jusqu’où peut aller l’État hébreu ?

Stéphane Amar convoque d’abord l’histoire biblique et contemporaine, remontant à la source du sionisme pour élucider le présent d’Israël, de ce pays « condamné à réussir après deux mille ans d’exil ».

Il brise notamment le mythe tenace d’une culpabilité occidentale à l’origine de sa création (c’est Staline, en 1948, qui va faire pencher la balance); il évoque, entre autres, le souvenir d’un officier britannique qui va enseigner l’art de la guerre aux colons s’installant en Palestine (effaçant ainsi à jamais l’image du « Juif docile »). Charles Wingate enseigne un art basé sur l’intrépidité, l’improvisation et l’initiative individuelle. Bref, il faut « faire preuve d’une souplesse qui désarçonne l’ennemi ».

Stéphane Amar, surtout, décrit cette immigration, « la raison d’être », « le carburant » du sionisme. Il souligne au final cet arrivage de plus d’un million de Juifs, venant de Russie, lors des décennies 1980 et 1990, faisant accéder Israël au rang d’une puissance technologique de premier plan, suscitant l’envie, par sa santé économique, de ses voisins arabes, lui permettant même de nouer des alliances stratégiques avec ses ennemis d’antan comme les Émirats arabes unis.

Mais cette immigration se tarit depuis le début du XXIe siècle.

Encore une fois, pas de panique. On assiste depuis à une « révolution des berceaux ». Les familles nombreuses deviennent tendances (plus de trois enfants par famille), à rebours des autres sociétés industrialisées. Les maternités ne cessent de s’étendre.

Cette révolution des berceaux a toutefois des conséquences fâcheuses.

Une carte du Moyen-Orient avec les pays limitrophes en beige. L'Israël est en vert foncé et la Cisjordanie, dans l'Israël, en vert pâle. Les étendues d'eau autour des pays sont en bleu pâle. Il y a une carte du monde en gris sur fond blanc dans le coin inférieur gauche avec un carré bleu foncé qui montre la section du monde que la grande carte colorée représente.
Carte de l’Israël et de la Cisjordanie. L’Israël est en vert foncé et la Cisjordanie en vert pâle.

Un contrecoup social d’abord : le poids des Juifs orthodoxes (avec un taux de fécondité supérieur à six enfants par femme, « un record planétaire ») va en augmentant, risquant d’atteindre le quart de la population en 2050. Mais ces adversaires irréductibles du sionisme en deviennent, au fil des années, « son allié le plus précieux ». Ils sortent de leur ghetto et les jeunes générations succombent au « consumérisme ».

Un contrecoup géopolitique ensuite : le centre du pays est surpeuplé, le terrain devient rare (on démolit même des aéroports pour y bâtir des gratte-ciel). L’explosion démographique et la saturation du littoral poussent des dizaines de milliers d’Israéliens… vers la Cisjordanie.

En fait, la colonisation, ce « piège de 1967 », n’est plus le fait des sionistes religieux venant peupler une « Judée et Samarie » par amour du « Grand Israël », mais, plus prosaïquement, de jeunes ménages laïcs, heureux d’y trouver un logement à moindre prix dans un environnement pastoral. Il y a maintenant 500 000 Israéliens en Cisjordanie, plus de 200 000 à Jérusalem-Est. Israël, faisant fi de son image négative, cherche encore l’impossible : « croître comme le Nigéria, tout en maintenant le niveau de vie de la Hollande ».

Et cette fuite en avant, ce point de non-retour de la colonisation, se poursuit avec cette « droitisation » du gouvernement suite aux élection de novembre 2022 : une fuite en avant rendant plus insoluble le conflit israélo-palestinien, une fuite en avant menant, peut-être, à des sanctions économiques de la communauté internationale.

Et nos cinq vaches rousses, de l’introduction, rendent ce débat encore plus angoissant. Elles ont atterri le 22 septembre 2022 à Tel-Aviv en provenance du Texas. Elles sont des spécimens rarissimes, ne comportant pas un seul poil non roux, dons offerts par générosité de la part de chrétiens évangélistes américains. Elles annoncent la reconstruction du Temple sur l’esplanade des Mosquées à Jérusalem, « l’un des projets les plus fous de notre époque », la ligne rouge à ne pas franchir pour la communauté musulmane; la ligne rouge à ne pas franchir, en fait, pour le reste du monde.

Au mois de mai 2021, dans la grande banlieue de Tel-Aviv qu’est Lod, des milliers de jeunes arabes, citoyens d’Israël, descendent dans les rues, manifestant leur volonté farouche de défendre la mosquée Al-Agsa. « Le conflit palestinien s’invite au cœur d’une ville israélienne ».

Ils ne sont nullement des intégristes musulmans. Ils ont simplement le sentiment de ne pas faire partie de ce pays, d’un État-Nation juif qui se radicalise. La mosquée d’Al-Agsa ne représente pas un symbole religieux, elle est l’image qu’il existe encore un avenir pour la communauté arabe israélienne.

Pour l’instant, le gouvernement pousse toujours les Israéliens « à descendre du mont du Temple ». Les activistes restent minoritaires. Les vaches rousses patientent. Mais cette « folle espérance » qui fait trembler le monde est loin de s’éteindre.

Peut-on espérer le mieux ou peut-on craindre le pire d’un État d’Israël galvanisé par l’adversité, imitation d’une « villa dans une jungle » ?

Éclairant… et inquiétant cet Exception israélienne.

– Christian Vachon (Pantoute), 13 août 2023

Essais étrangers

L'exception israélienne

Stéphane Amar - De l'Observatoire

Analyse de l'histoire d'Israël depuis sa création en 1948, à partir de laquelle l'auteur étudie l'actualité, les ambitions et les problèmes rencontrés par le pays. En se reposant, entre autres, sur la politique d'immigration et la question de la colonisation, il présente le modèle sur lequel Israël s'est construit et continue d'évoluer.

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