Civilisation dérobée

Christian Vachon - 5 septembre 2023

« Enlevez tout ce que vous pourrez. Ne négligez aucune occasion de piller dans Athènes et dans son territoire tout ce qu’il y a de pillable. N’épargnez ni les morts ni les vivants. »  – le comte de Choiseul-Gouffier (ambassadeur de France, sous l’empire napoléonien, auprès de la cour ottomane) à son assistant Fauvel

Déplacer la Lune de son orbite (publié chez Stock ce printemps 2023) est une aventure humaine et littéraire des plus extraordinaires, l’histoire vraie d’une jeune femme érudite installant sa tente dans un musée pour y passer la nuit, pour y réfléchir sur une civilisation dérobée, pour y réfléchir sur les auteurs de ce méfait, pour y réfléchir si sa propre vie n’est qu’une imposture.

Andrea Marcolongo, née en 1987, helléniste exceptionnelle, « sauveuse des lettres classiques » par ses travaux, monte sa tente dans une salle presque vide du tout jeune musée de l’Acropole (il fête à peine ses treize ans) à Athènes. Cela se passe un soir de printemps, au début des années 2020, avec l’accord chaleureux du directeur. La salle ne contient « que des miettes » d’une civilisation : le pied d’une déesse, une main de Zeus. Ces morceaux sont tout ce qui reste du vol des frises, des métopes et des marbres du Parthénon.

Près d’elle, il n’y a qu’un livre, une biographie sur l’artisan de cette déprédation : lord Elgin. Elle en entreprend la lecture au début de cette nuit au musée.

Elle ne parvient pas à blâmer complètement l’assassin de cette intégralité du Parthénon, un horrible saccage résumant une gigantesque dérobade : « le vol que nous tous Occidentaux avons perpétré durant vingt-trois siècles au détriment de la Grèce ». Elle-même, qui n’est pas grecque (elle est une Italienne vivant à Paris), « n’a-t-elle pas bâti sa vie et son écriture sur ce vol ? »

Depuis que les Britanniques ont bouté les Français hors d’Égypte au début du XIXe siècle, lord Elgin est l’homme le plus en grâce à la cour ottomane : il est l’ambassadeur extraordinaire et le ministre plénipotentiaire de Sa Majesté auprès de la Sublime Porte de Selim III, sultan de Turquie. Il a un noble projet : « faire de la Grèce [alors possession de l’empire ottoman] un modèle absolu de l’art anglais », payant de sa poche une délégation d’artistes et d’archéologues qu’il envoie là-bas dès 1801. Les desseins « purement artistiques » vont toutefois devenir autres.

Un pan de pierre taillée présente une suite de six hommes à dos de cheval. La pierre est d'un blanc-gris et les six hommes et leurs chevaux sont représentés en relief sur la face de la pierre. Une grande ligne sépare la fresque en deux blocs, en son milieu. À gauche, des signes évidents de cassure et une nouvelle pierre dont on ne voit que la tête d'un cheval.
Frise ionique du Parthénon exposée au British Museum (crédits photo : ChrisO).

Profitant d’une interprétation très large d’un firman (une lettre officielle) du sultan « ne s’opposant pas à l’enlèvement de quelques fragments de pierre avec des inscriptions et des figures », lord Elgin et son équipe vont mettre le pied sur l’Acropole, se saisir d’une bonne partie de la frise du Parthénon (quatre-vingt-douze métopes sur cent-soixante, sculptées par l’atelier de Phidias) et l’emporter.

Le diplomate va introduire le style néo-classique en Angleterre et dans le reste du monde. Il va, surtout, susciter la colère d’Athéna. L’opération qu’il a financée le ruine. Sa femme le quitte. Une gangrène le défigure. Et, depuis le succès de La malédiction de Minerve, une œuvre poétique de lord Byron s’en prenant à l’ex-ambassadeur « pilleur », attaquer Elgin devient une occupation à la mode. Une commission parlementaire est même mise en place en 1816 pour juger de la légalité de la prise de possession des frises par le trop ambitieux représentant de Sa Majesté.

Étranglé par ses dettes, Elgin se résigne à vendre sa collection de marbres antiques au gouvernement anglais contre trente-cinq mille livres (une somme insuffisante pour lui permettre de se renflouer). Une loi va alors transférer « à la nation anglaise » la propriété des frises du Parthénon exposées, depuis, au British Museum.

La Grande-Bretagne n’a pas envisagé une restitution de ces œuvres « sauvées des Turcs » lorsque la Grèce, en 1830, obtient son indépendance, ne jugeant pas celle-ci « à la hauteur » pour en prendre soin.   Elle n’envisage toujours pas, actuellement, leur renvoi définitif, lui proposant un prêt tout au plus.

Contrairement à la nuit au musée d’Andrea, l’histoire, donc, est loin d’être terminée. Le Parthénon demeure ce symbole évocateur de manque et de vide. C’est à son ombre que notre culture et notre civilisation est véritablement née et nous sommes toujours en dette envers lui.

– Christian Vachon (Pantoute), 3 septembre 2023

Essais étrangers

Déplacer la lune de son orbite

Andrea Marcolongo - Stock

Durant une nuit entière, l'auteure a campé sur le sol froid du musée de l'Acropole. Elle retrace son expérience solitaire sous une lune décroissante et en profite pour évoquer le vol collectif, notamment des marbres du Parthénon, dont la Grèce a été victime.

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