En ce temps, déjà un peu lointain de la Guerre froide, l’URSS pouvait se vanter, à juste titre, d’avoir infiltré les rouages politiques, économiques et militaires de l’ennemi « bourgeois ». Elle savait y parvenir grâce à son large réseau d’espions. Un document exceptionnel et authentique : L’entretien d’embauche au KGB, traduit par Iegor Gran (qui préserve cette fraîcheur toute soviétique de cette époque héroïque d’une lutte incessante contre « les ennemis du socialisme et de la démocratie ») et publié chez Bayard, nous glisse « incognito » dans une salle de cours du KGB, à Moscou, à Kiev, à Omsk, où on nous enseigne comment motiver une cible « externe » capitaliste à travailler pour nous. Ce sont 120 pages de théorie et de pratique (protocole « d’identification de la piste », astuces de surveillance, de filature, et autres trucs de bricolage pour façonner votre nid d’espions), truffées d’une multitude d’exemples. Il s’agit de l’outil de référence essentiel, en fait, pour quiconque veut se lancer dans l’écriture d’un roman d’espionnage. Toutefois, le titre est quelque peu trompeur : l’ouvrage traite du recrutement des agents « en terres capitalistes » et non de l’engagement d’un officier de renseignement soviétique !
Iegor Gran, fils de l’écrivain dissident soviétique Andreï Siniavski (réfugié en France en 1973), travaillant à l’écriture d’un récit sur l’arrestation de son père en 1965, a découvert ce « manuel de classe », « quelque chose qu’on ne pensait jamais être accessible », sur le site du journaliste américain Michael Weiss, un « sinistre grimoire » datant de 1969 et resté en usage jusqu’à la fin de l’URSS, en 1991 (Poutine, à l’école du KGB à Leningrad, a sans doute bûché sur ce document). Ce manuel polycopié à une centaine d’exemplaires numérotés, porte en page couverture le titre « Le recrutement des agents » et cette « griffe laconique : absolument secret ».
Qui sont ces agents à recruter ? Le contingent est très large : des militants des « mouvements pacifistes » ou ayant des « sympathies pour les peuples progressistes ». Il n’y a qu’à « renforcer leur conviction », leur démontrer comment ils peuvent être vraiment utiles pour la cause socialiste. On peut aussi, afin « d’élargir le front », recruter des gens sous « un faux drapeau », en leur faisant croire qu’ils travaillent pour un pays ou un organisme capitaliste. On peut aussi recruter des gens « dans le besoin » ou ayant « des appétits pour des revenus supplémentaires »; ou encore, des êtres « accablés moralement », pouvant être motivés par des « mesures psychologiques » (un simple chantage aux documents compromettants qu’on peut avoir soi-même forgés).
L’embauche d’agent ne doit surtout pas nuire aux organisations progressistes : il ne faut pas recruter des « membres des partis communistes dans les pays capitalistes ». Et soyez toujours vigilants : il faut éviter une « possible mise en scène par l’ennemi ».
Les « motivations de la cible » ayant bien été identifiées et examinées (le protocole peut sembler strict, mais l’officier de renseignement est invité à faire preuve de « créativité, d’ingéniosité »), arrive le point culminant : la « conversation de recrutement ». Le manuel propose des choix de lieu, favorables à une atmosphère « calme et agréable ». Il faut veiller « à ne pas abuser de l’alcool », à ne pas faire boire le candidat « plus que raison ».
On conseille de faire rédiger à votre recrue son autobiographie (ce qui permet de savoir s’il y a « des écarts avec les données obtenues au cours de la phase d’approche »), de lui faire signer des reçus lorsqu’elle reçoit de l’argent. Il faut chercher à savoir, aussi, si on peut « l’exfiltrer vers un pays socialiste » en cas de danger.
On suggère même des mesures à prendre en cas d’échec. « Il faut battre en retraite, convaincre le candidat qu’il a mal compris la proposition ». Il est possible, également, en cas de « coup fourré », de prendre « des contre-mesures décisives ».
Le manuel, riche en exemples concrets de recrutements réussis, stipule finalement que « le succès de toute l’entreprise dépend de la nature de la première mission : elle doit être précise et claire ».
Iegor Gran accompagne la lecture de ce manuel « d’initiation à la guerre de l’ombre » d’une mise en contexte, précisant quels morceaux de choix furent pour les recruteurs, pour les hauts fonctionnaires et pour les ingénieurs des pays occidentaux. L’un de ces « engagés » fut sans doute Charles Hernu, ministre de la Défense du président socialiste français François Mitterrand, de 1981 à 1985.
Comment peut-on entrer dans une école du KGB, nous explique-t-il ? Il n’y a pas « d’examen officiel ». Il faut « se faire remarquer » par son zèle, pratiquer « beaucoup de sports, comme le karaté » et attendre une « proposition directe ».
L’écrivain traducteur souligne cette « méthode pas enseignée » (la théorie, bien entendu, a ses limites quand elle est confrontée « à la réalité du terrain ») quand il s’agit de recruter un agent à l’intérieur d’un pays frère, comme, par exemple, l’Allemagne de l’Est : « il suffit d’effrayer la personne convoitée par ces trois lettres : KGB ».
Gran, enfin, nous conte son « aventure personnelle » dans cette traduction, « l’effet hypnotique qu’elle produit sur lui, fils de dissident soviétique ». « Le pouvoir maléfique » de cet ouvrage aux coins écornés est « bien loin d’être dissipé », affirme-t-il. Ce manuel « permet de saisir et comprendre un mode de pensée engoncé dans l’immoralité, d’obséquiosité devant l’autorité ». Il n’y a pas de doute, ce livre de recettes concocté par un « ogre, anonyme, manipulateur et sophistiqué », s’est transmis du KGB au FSB, « la colonne vertébrale de la Russie actuelle ».
– Christian Vachon (Pantoute), 5 mai 2024
L'entretien d'embauche au KGB
Lors de recherches pour un livre, I. Gran découvre un ouvrage russe daté de 1969, numéroté et imprimé à cent exemplaires dont le but est d'enseigner aux nouvelles recrues du KGB l'art de recruter des agents de renseignement étrangers. Il en propose une traduction commentée qui détaille le protocole strict et les diverses techniques pour convaincre ou contraindre sa cible.
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