Kubrick et son monolithe : de l’endurance d’un mythe

Christian Vachon - 24 avril 2023

2001. L’Odyssée de l’espace : une relique du passé ? Pas sûr. Le 18 novembre de cette étrange année 2020 (avec sa pandémie et ses invasions de frelons meurtriers), des biologistes, survolant en hélicoptère un canyon au sud-ouest de l’Utah, aperçoivent quelque chose de bizarre, de miroitant : une structure métallique argentée.  L’objet, suscitant un intérêt viral sur Instagram, disparaît dans les jours suivants pour réapparaitre un peu partout, aux quatre coins du globe, de la Roumanie à l’Antarctique. De quoi éveiller l’intérêt d’un professeur de l’UQAM, Antonio Dominguez Leiva, fin connaisseur des dérives extravagantes de l’histoire culturelle ! Il enquête sur ce phénomène, cherche à l’interpréter en scrutant tant ses origines culturelles que littéraires. Il rédige finalement un ouvrage, à la fin de l’année 2022 : Monolithes : retour d’une mythologie de l’âge spatial, publié aux PUF dans leur collection « Perspectives critiques ». On y trouve un parcours foisonnant d’érudition où il est question d’Anciens Astronautes, d’un Cthulhu endormi et du fascinant pouvoir d’endurance d’un objet iconique de la culture pop des Sixties.

Le monolithe de 2001.  L’Odyssée de l’espace ne surgit pas de rien, bien sûr. Il se pointe, manifestation déjà d’une « tutelle extraterrestre », dès la fin des années quarante, dans une nouvelle intitulée The Sentinel. Dans ce texte, l’auteur, Arthur C. Clarke, imagine une structure laissée « en sentinelle » par des dieux solitaires cherchant, au milieu d’un monde privé d’intelligence, des interlocuteurs.

Clarke a toutefois lui-aussi, un précurseur. Qui d’autre que l’incontournable « Prophète de Providence », H.P. Lovecraft qui, dès 1919, dans son Dagon, confronte ses personnages à un rendez-vous avec un « tout autre », le grand Cthulhu « qui rêve et attend ». Même si cette aventure se passe sur une île déserte du Pacifique à « l’inquiétante étrangeté de la pierre sculptée », elle nous rappelle Kubrick qui reprend cette rencontre avec l’improbable, cinq décennies plus tard, dans un environnement totalement différent.

C’est par contre dans la nouvelle de 1931, The Black Star, autre récit tiré de l’imagination de Robert E. Howard (l’exubérant créateur de Conan le Barbare), fidèle disciple de Lovecraft, d’une porte s’ouvrant sur un univers répugnant, que Kubrick a peut-être emprunté le choix esthétique et hypnotique du noir pour son monolithe.

Le mythe de la tutelle extraterrestre, des Anciens Astronautes, dès lors en germe chez Lovecraft, essaime au début des années cinquante, diffusé par Ray Palmer et sa revue Amazing Stories, promotrice d’une nouvelle « science-fiction du passé », d’une « interprétation alternative des temps antéhistoriques ». On se dit que « les super-civilisations ne sont pas dans le futur, mais dans le passé ».

« Sommes-nous venus d’ailleurs ? », se questionnent Louis Pauwels et Jacques Bergier, en 1960, dans ce prodigieux Matin des magiciens, qui va cristalliser le mythe parascientifique des Anciens Astronautes. « Sommes-nous en train de nous préparer à rentrer chez-nous ? »

@DAVIDSURBER_ via Reuters

S’en suit une grave épidémie de « danikenite » (propagée par Erich von Däniken, l’édifiant auteur de Présence des extraterrestres), où les traditions mythiques sont mésinterprétées sans vergogne pour « intégrer les mystères ». Statues de l’île de Pâques, grande pyramide de Gizeh et autres monuments de l’Antiquité sont considérés comme incompatibles « avec la prétendue sauvagerie de ceux auxquels l’archéologie officielle attribue la création ».

Le cinéaste américain Stanley Kubrick s’interroge lui-aussi sur ce « D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? » Il replace toutefois ce questionnement dans le contexte de l’âge spatial et contacte en 1964 l’écrivain Arthur C. Clarke, pour aboutir en 1968 à ce 2001. L’Odyssée de l’espace, au scénario à la « limite de l’indécidable », aux images épuisant le spectateur. Il reste l’un des films les plus discutés (et parodiés) de l’histoire du cinéma.

Que dit réellement 2001 ? Ce monolithe, qui part et revient, veut-il préparer l’humanité à passer à l’étape suivante du surhumain ?

Kubrick, en fait, a toujours tenté de préserver cette « énigmatisation de l’intrigue ». Pas Arthur C. Clarke qui, dans son 2001. L’Odyssée de l’espace, qu’il rédige peu avant la sortie du film (et dans les autres récits qui vont suivre :  2010, …), cherche à mettre fin à l’ambivalence et se lance dans l’explication pédagogique. L’auteur réduit le tout au modèle convenu de la menace extraterrestre potentiellement dévastatrice.

Une même volonté d’éclaircissement se retrouve aussi dans ce 2001: A Space Odyssey de Jack Kirby, une série de comics chez Marvel, où le monolithe de Kubrick occupe la place centrale, devenant un Mister Machine plus que douteux, un super-héros robotique.

Très rapidement, d’ailleurs, le monolithe, par son élégance et cette irrésistible besoin de le toucher, incarne le chef d’œuvre de Kubrick : il en devient la seule vedette incontestée. Il est cette surface parfaitement lisse sur laquelle nous pouvons projeter tous nos désirs et toutes nos craintes, mais aussi toutes nos interprétations.

Son usage, surtout, va déborder de la frange « lunatique » ufologique des invocateurs des Anciens Astronautes et s’étendre à la « pop culture ». En 1971, le monolithe apparaît sur la couverture de l’album Who’s Next des Who. Mieux, l’énigmatique objet influence même, deux décennies plus tard, le design des téléphones cellulaires.

C’est surtout dans le domaine esthétique que le mythe perdure, dans ce Land’s Art, entre autres, cherchant à octroyer magie et mystère à des œuvres en les érigeant en des lieux largement inaccessibles ou difficiles à localiser.

C’est fort probablement des adeptes de ce type d’art qui sont à l’origine de cette réapparition récente des monolithes de Kubrick. Nous lancent-ils un gigantesque SOS ? Invoquent-ils le caractère énigmatique premier du film ? Qu’est-ce que l’année 2020 a fait de nous, Terriens ? Des extraterrestres, des vagabonds sur une planète inconnue ? Danserons-nous autour ou au-delà de l’infini, ou resterons-nous confinés ?

En quelques pages, Antonio Dominguez Leiva atteste qu’il y a encore bien du merveilleux à exploiter dans ce monolithe, mystérieuse pierre permettant constamment de réenchanter notre monde, imaginé, il y a plus de cinquante ans, par un artiste doué.

– Christian Vachon (Pantoute), 23 avril 2023

Essais québécois

Monolithes : retour d’une mythologie de l’âge spatial

Antonio Dominguez Leiva - PUF

Le 18 novembre 2020, en pleine pandémie de Covid-19, un étrange pilier métallique fait son apparition soudaine dans la vallée de San Juan County dans l’Utah. Il suscite immédiatement une fascination mondiale qui atteint bientôt son climax hystérique lorsque d’autres structures identiques sont découvertes aux quatre coins du globe. D’où venaient-elles ? Qu’étaient-elles ? Que signifiaient-elles ? Renvoyant à l’imagerie antique des monolithes, dont Stanley Kubrick avait fait l’icône de son film 2001, L’Odyssée de l’espace, ce phénomène a réactivé une fascination ancienne, mêlant angoisse et excitation. Bien loin de se réduire à de simples traces d’un passé révolu, les monolithes traduisent la victoire de forces mystérieuses sur le cours du temps, dont le message persiste malgré l’oubli et la destruction des civilisations. Traversant les époques et les continents, passant du mythe de Cthulhu à la théosophie, du cosmisme russe aux druides des romantiques ou encore aux théories complotistes sur les « Anciens Astronautes », Antonio Dominguez Leiva, le maître de la pop culture, raconte ici l’histoire de cette fascination pour le pouvoir occulte de puissances immémorielles.

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