Kundera n’est plus ailleurs

Christian Vachon - 6 novembre 2023

 « Milan Kundera est né en Tchécoslovaquie. En 1975, il s’installe en France. » C’est tout ce qu’il livrait de sa vie, cet élégant écrivain décédé tout récemment, et qui, au milieu des années 80, s’effaça du réel en disparaissant volontairement, en refusant toute entrevue et en érigeant « l’intimité en valeur suprême ».

Ariane Chemin, journaliste au Monde, est passionnée de son œuvre et tente délicatement, au milieu des années 2000, d’en connaître un peu plus sur cet écrivain reclus avec la complicité de Vera, l’épouse de ce Milan « venu du froid », cherchant à remplir les vides de cette vie particulièrement envoûtante où s’enrobent invasion nazie, Printemps de Prague et gloire internationale.

Voyageant d’Est en Ouest, de Prague à Rennes, croisant des éditeurs éreintés, des étudiantes émerveillées, exhumant des dossiers top secret de la police tchèque, Ariane Chemin nous livre finalement un séduisant petit essai d’une centaine de pages : À la recherche de Milan Kundera. Paru d’abord en 2021 aux éditions du Sous-sol et publié cet automne 2023 en format poche chez Points, ce bouquin ne prétend nullement être une biographie exhaustive de l’écrivain (mère et première épouse de Kundera « gommées » de sa vie demeurent invisibles); il reste un bouquin truffé, tout de même, de détails inattendus (un François Ricard, à la fin des années soixante-dix, tentant avec des amis de dénicher un poste à Kundera dans une université du Québec; une Vera se servant d’un pendule comme arme secrète pour éloigner les gens dont elle doit se méfier, …); c’est un bouquin, surtout, racontant la vie d’un homme acharné à vouloir exercer uniquement son métier de romancier.

Nous faisons connaissance avec un Kundera jeune adulte, à la fin des années quarante, qui « trahit son père », un excellent pianiste et professeur au conservatoire, en préférant les mots aux notes, glissant doucement vers la littérature. Nous faisons connaissance avec un Kundera qui, sa vie durant, souffre d’un « grand malentendu » : on le prétend « intellectuel engagé » alors qu’il n’est qu’écrivain.

Le grand malentendu le rend « suspect » dans cette Tchécoslovaquie de l’après Printemps 68, dans cette Tchécoslovaquie de la « normalisation ». N’avait-il pas avait osé se prononcer pour la liberté de parole lors d’un congrès d’écrivains en 1967 ? Classé « ennemi de catégorie 2 », « il n’existe plus ». Ses livres sont retirés des bibliothèques. Il exerce des petits boulots, signe sous un faux nom des horoscopes dans un magazine pour jeunes. Vera et lui (alias Élitiste II et Élitiste I) sont mis sous surveillance : 2 374 pages perforées de rapports sur leurs allées et venues sont rassemblées par la police secrète tchèque. On veut les forcer à quitter le pays.

Kundera est photographié en noir et blanc. On voit son visage de profil. Il est accoté sur sa main droite, l'air penseur, et regarde hors-champ, le regard fixé sur la gauche.
Milan Kundera en 1980. Crédits : Elisa Cabot

Ce souhait sera réalisé. Kundera s’est fait beaucoup d’amis en France depuis la publication de La plaisanterie. L’écrivain Dominique Fernandes, aidé du politicien Edgar Faure, intriguent pour lui obtenir un poste à l’université de Rennes.

Ils quittent alors la Tchécoslovaquie en 1975, en n’oubliant pas de faire un petit arrêt chez une diseuse de bonnes aventures. Personne ne les poursuit. Pour Milan, « ce n’est qu’une parenthèse » : « J’ai le droit de retourner. »

Il fait l’apprentissage de la France par la province. Rennes est une ville anonyme. Trop. Il croyait Brno, sa ville natale, la plus laide du monde, mais se ravise : « j’ai découvert Rennes ». Par l’entremise de François Furet, il déménage à Paris pour enseigner la littérature à l’École des hautes études en sciences sociales. Lui, rêvant de discrétion, devient « la curiosité de tous » en 1984, avec le succès de L’insoutenable légèreté de l’être. Il souffre « d’oppression chronique » : « La police détruit la vie privée dans les pays communistes, les journalistes la menacent dans les pays démocratiques. »

Devenu un disparu volontaire, il se distingue ensuite, à la fin des années 80, en entreprenant une grande campagne de réécriture de ses romans, « un vrai vertige maniaque de ratures et gribouilles », en français. Il avait constaté qu’on n’avait pas traduit mais réécrit sa Plaisanterie : « seul le texte revu par l’auteur à la même valeur que le texte tchèque ».

Le « grand malentendu » le rattrape toutefois au lendemain de la « Révolution de velours », à l’automne 1989, dans son pays natal. Perçu comme un écrivain « désolidarisé » (« Vous êtes un dissident ? » lui demande, un jour, François Furet. « Non, je suis un romancier, » réplique Kundera), les Tchèques lui en veulent et le boudent. Les jeunes, là-bas, ne l’ont pas lu.

Surgit alors, à l’automne 2008, la désolante affaire Dvoracek, un document déterré des archives de la Sécurité d’État tchèque laissant à croire que l’écrivain aurait dénoncé, en 1950, le dénommé Dvoracek à la police, une « accusation violente ». Kundera brise le silence en ces termes laconiques : « Je suis totalement pris au dépourvu par cette chose à laquelle je ne m’attendais pas du tout, de laquelle je ne savais rien hier encore et qui n’a pas eu lieu. » Qui mystifie qui ?

Plus vraiment tchèques (des propos critiques sur la « normalisation » ont fourni, à la fin des années 70, une bonne raison aux autorités tchèques de déchoir le couple de sa nationalité), pas vraiment français, l’âge venant et la nostalgie du pays natal les envahissant, l’écrivain « non-aligné » et Vera désireront malgré tout, en novembre 2019, recouvrer leur nationalité tchèque. Un ultime désir, peut-être, à la fin de leur vie, de n’être plus ailleurs, de cesser de « planer dans les airs, en suspension ».

Ariane Chemin a su nous faire entrevoir en quelques pages lumineuses ce fascinant trésor qu’est le mystère Kundera.

– Christian Vachon (Pantoute), 5 novembre 2023

Essais étrangers

À la recherche de Milan Kundera

Ariane Chemin - Points

Ce récit-enquête retrace la vie de Kundera de Prague à Paris, entre exils et zones d'ombre, jusqu'à sa disparition volontaire. Son histoire est celle d'un écrivain espionné par la police secrète sous le communisme, celle du couple qu'il forme avec Vera, qui parvient à rejoindre la France, et celle enfin d'un expatrié devenu l'une des figures incontournables du milieu culturel parisien.

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