La dernière bataille

Christian Vachon - 4 décembre 2023

« Marchons au fond de l’abime, de l’horreur suprême de la guerre. » Eugene B. Sledge conte ainsi sa traversée de l’enfer. Eugene B. Sledge a survécu à la bataille d’Okinawa, la dernière de la Seconde Guerre mondiale. Tous ceux qui ont apprécié l’émouvante série de HBO The Pacific, diffusée en 2010, savent que ce combat se distingue de bien des façons, en autres par son degré de violence inouïe. D’avril à juin 1945, au milieu de la boue et d’une désolation sans fin, les affrontements ne cessèrent.

L’historien Ivan Cadeau, en exploitant les archives tant américaines que japonaises et en balayant au passage bien des idées reçues, nous offre un récit éclairant de cet épouvantable drame humain dans Okinawa 1945 : le typhon d’acier. Cet ouvrage, publié cet automne 2023 chez le réputé éditeur Perrin, est une première pour l’historiographie française; c’est l’histoire d’une invasion dont le dernier chapitre reste toujours ouvert.

Okinawa, l’île la plus vaste de l’archipel des Ryukyu – longue de cent kilomètres et large de 3 à 30 kilomètres -, est pour les Américains le dernier tremplin vers le Japon puisqu’ils ont la conviction qu’ils ne feront pas l’économie d’une invasion de l’archipel nippon. S’en emparer, c’est obtenir cette base opérationnelle d’où partiront les forces d’assaut.

Les Japonais rêvent, pour leur part, de faire de cet affrontement une « bataille décisive ». Ils veulent « provoquer un tel bain de sang » parmi les GI’s et les Marines que Washington renonce à son projet d’invasion du Japon « tout en acceptant également d’abandonner le principe de capitulation sans condition qui permettrait la sauvegarde des institutions impériales ».

Et bain de sang il y aura. Les stratèges de la 32e armée japonaise, forte de 38 000 hommes, défendent Okinawa et les autres îles des Ryukyu, parvenant à faire triompher la doctrine de la défense sur le culte de l’offensive et des valeurs guerrières. On abandonne aussi la « sacro-sainte » tactique de défense sur les plages au profit de la « défense en profondeur », la preuve d’une redoutable ingéniosité.

Les Américains débarquent le 5 avril au nord-ouest de l’île et font face à peu de résistance. Où est l’ennemi ? Ils vont rapidement se cogner, en descendant vers le sud, sur cette ligne Shuni qui s’appuie sur les caractéristiques géologiques d’Okinawa, rendant invisible l’adversaire qui se cache dans un terrain truffé de grottes naturelles.

Le cauchemar débute. Une pluie abondante transforme le sol en bourbier. Une autre pluie, celle-ci d’obus – les Japonais possèdent une puissance de feu étonnante –, oblige les Américains à se terrer constamment. Chaque centaine de mètres gagné coûte 700 hommes. En deux mois, du 5 avril au 26 mai, la progression n’est que de six kilomètres.

Une carte montre l'océan avec le Japon en son centre. Le pays est représenté en vert sur le fond bleu de l'océan. En haut à gauche de la carte, un arc de cercle blanc. Dans l'arc de cercle se trouvent des îles visiblement plus petites que le Japon. Plusieurs de ces îles sont en rouge et représentent la Préfecture d'Okinawa. Quatre îles au nord-est sont en vert, donc ne font pas partie d'Okinawa.
Carte du Japon avec la Préfecture d’Okinawa mise en évidence. Crédits : Lincun.

Et la violence ne se cantonne pas à l’île. Les attaques kamikazes sur la flotte américaine, au large, frappent l’esprit des matelots américains « partagés entre l’écoeurement et une certaine forme d’admiration ». Ce phénomène provoque chez-eux des milliers de cas de « combat fatigue ».

Les Japonais vont-ils réaliser l’impossible et obliger l’ennemi à décamper ?

Nullement. Ils ont encore une fois sous-estimé la super-puissance américaine, la détermination des combattants qui leur font face. Cette bataille d’Okinawa est « l’expression finale du déséquilibre entre Américains et Japonais au cours de la campagne du Pacifique. »

Constatant l’absurdité des affrontements frontaux sur un ennemi furtif, on change de tactique du côté américain. On tente, soit de contourner cette ligne Shuni, soit de faire sauter le verrou de celle-ci, d’ouvrir un corridor.

Et ils auront une aide inattendue de leurs adversaires. Deux contre-offensives japonaises, rapidement arrêtées l’une et l’autre, sont particulièrement coûteuses en pertes humaines, irremplaçables.

L’encerclement de la 32e armée est presque réalisée. La ligne Shuni est abandonnée le 28 mai. C’est le début de la désintégration. Le beau temps revient, facilitant l’emploi des blindés américains. Les GI’s et les Marines minimisent maintenant leurs pertes en faisant une utilisation optimale du tandem charges explosives et lance-flammes face à ces ennemis enfouis. Le suicide par coups de feu du général Ushijima, le commandant de la 32e armée, marque « symboliquement » la fin de cette bataille d’Okinawa à la fin juin. Des opérations de nettoyage vont toutefois se poursuivre jusqu’à la fin août.

Plus de 12 500 Américains, soit près de 13% des effectifs combattants, vont périr lors de cette bataille. C’est le taux le plus important de la campagne du Pacifique. Pour les rescapés, ce n’est « qu’un répit plus qu’une victoire ». Tous ont la conviction qu’ils ne survivront pas à la prochaine. Le 18 juin 1945, d’ailleurs, l’opération Downfall, le projet d’invasion du Japon, a reçu l’approbation présidentielle.

Du côté japonais, les sources demeurent lacunaires et les pertes restent difficiles à apprécier. Elles peuvent s’élever à plus de 70 000 du côté militaire, incluant les très nombreux conscrits d’Okinawa et les travailleurs coréens. Plus de 100 000 civils ont sans doute péri. On exhume encore, aujourd’hui, des corps et des ossements.

C’est l’occasion pour Ivan Cadeau de rappeler cet aspect négligé de la bataille d’Okinawa : la souffrance de la population civile, une souffrance dont le souvenir complique les rapports actuels entre les habitants des Ryukyu et le Japon.

Bien des soldats japonais, n’acceptant pas que la population civile survive à cette défaite, encourageront les suicides de masse. On ose maintenant parler de suicides forcés. Un fossé mémoriel se crée. D’un coté, au Japon, un récit national aseptisé (avec, entre autres, cette vision magnifiée de la mission suicide du cuirassé géant Yamato), « niant les crimes militaires et dédouanant son armée »; de l’autre, à Okinawa, une « approche plus critique et moins binaire : États-Unis contre Japon ».

Pour bien des gens d’Okinawa, aussi, l’île est toujours sous occupation (malgré cette « rétrocession effective », le 15 mai 1972 , des Ryukyu au Japon). Les bases américaines, une trentaine, occupent près de 15% de la superficie des îles, souvent les meilleures terres. Le comportement en vainqueur des GI’s et Marines suscite plus le mécontentement que l’enthousiasme.

Et ils ne sont pas sur le point de disparaître, ces occupants. À quelques milliers de kilomètres au loin d’Okinawa, ce porte-avion naturel, cette base avancée américaine, on aperçoit la Chine.

– Christian Vachon (Pantoute), 3 décembre 2023

Histoire

Okinawa 1945

Ivan Cadeau - Ministère des armées

Retour sur la bataille d'Okinawa, dernier grand affrontement de la Seconde Guerre mondiale, surnommée le Typhon d'acier en raison du déluge de feu que les forces américaines font pleuvoir sur les défenseurs japonais de l'île entre avril et juin 1945. Les Etats-Unis souhaitent conquérir le Japon mais renoncent face à la résistance acharnée du pays, qui envoie notamment des avions kamikazes.

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