La félicité des esprits libres

Christian Vachon - 10 avril 2023

« Dans le brouhaha des évidences, il n’y a pas plus radical que la nuance. »

Pas facile de tenir des propos nuancés quand tous autour de vous souhaitent tellement savoir à quel camp vous appartenez. L’intellectuel français Jean Birnbaum en sait quelque chose, lui qui s’attire haines plutôt qu’éloges pour ses essais argumentés : Un silence religieux : la gauche face au djihadisme (2016) et La religion des faibles : ce que le djihadisme dit de nous (2018),  des ouvrages ayant pour odieux défauts de n’être pas campés idéologiquement. De quoi y trouver des réminiscences de ces années cinquante, en France, de ce temps où dénoncer les goulags de l’Union Soviétique c’était prétendument « faire le jeu des fascistes » !

Peut-on encore oser la nuance ? Doit-on, entouré de gens « qui pensent avoir absolument raison », demeurer silencieux ? Jean Birnbaum nous invite à tenir bon, à tenir bien, dans son bref essai de 140 pages  Le courage de la nuance, publié, en 2021, au Seuil (et réédité, l’hiver dernier, en format poche, dans la collection « Points »). Il appelle à la rescousse diverses grandes figures intellectuelles des dernières décennies : Albert Camus, Hannah Arendt, George Orwell, Roland Barthes, et autres; des héros et héroïnes de la nuance qui ont eu le courage de manifester leur liberté critique, tant dans leurs livres que leur vie, préférant réfléchir plutôt haïr, au risque de la solitude, et accepter de vivre dans la contradiction. Il nous partage la félicité de ces grands esprits, dont les positions rappellent celles, plus près de nous, de Gil Courtemanche et de Pierre Foglia.

Ces gens ont su voir et comprendre, décrire le monde tel qu’il est, suivant l’exemple d’un Georges Bernanos, royaliste et chrétien dégoûté des crimes de Franco lors de la guerre civile de 1936-39 en Espagne, regardant s’avilir, sous ses yeux, « ce qu’il est né pour aimer ».

« Cela brûle, cela éclaire. »

Défilé militaire devant le bâtiment de la Capitainerie générale à Melilla, en Espagne, vers 1912.

Ces gens tentent de préserver l’espace d’une frontalité honnête, la seule qui permet véritablement de penser. « Pour sortir de la solitude, il faut parler. Mais il faut parler franc »… tout en étant respectueux, conseille Camus en 1946. Il faut sans cesse chercher des individus avec qui discuter honnêtement.

La pensée, en fait, se confond « avec le génie de l’amitié », assure Hannah Arendt. « Explication avec l’autre et élucidation de soi » vont de pair : il faut toujours se méfier de soi-même. L’ethnologue Germaine Tillion nous encourage fortement à nouer « des liens authentiques avec des gens aux idées différentes voire opposées ».

Le franc-parler, d’ailleurs, enseigne George Orwell, se conjugue au doute. Il faut assumer ses propres failles, se montrer fair-play. Accepter nos incertitudes et reconnaître ses torts nourrissent la recherche du vrai.

Camus s’avoue l’héritier de l’éthique intransigeante des Anciens. Raymond Aron, ce modéré « avec excès », se proclame disciple d’Aristote, le « grand philosophe de la prudence », la « première des audaces ». Il affiche son « pluralisme obstiné » tout au long de sa carrière d’universitaire, parvenant sans surprise « à s’aliéner la droite sans s’attirer l’indulgence de la gauche ».

Cette quête de la vérité ne peut s’accomplir sans jouissance du texte. Orwell invente un style de la tendresse, tentant de « maintenir l’espoir vivant, les rencontres possibles ». L’écriture est « la maîtresse des nuances » s’enthousiasme Roland Barthes, « le savoir est une fête ». Savoir et littérature, « tout cela ne fait qu’un » !

Il faut, surtout, ne jamais céder à la lourdeur. « La langue de bois est sécrétée par un cœur en toc ». Il faut partir en guerre contre les clichés, triompher de la tyrannie des stéréotypes, ceux diffusés par les idéologies à la mode. « L’imbécile préfère toujours le slogan à la vérité et le crime à la liberté ».

Il faut pointer du doigt la bêtise, écraser, en autres, les grands criminels sous le ridicule. Hannah Arendt, au risque de la controverse, a su trouver des effets comiques chez un « responsable irresponsable » provocateur de massacres comme Eichmann, symbole de cette « banalité du mal », débitant clichés après clichés. « L’humour », nous rappelle Barthes, sait si bien faire « vaciller les discours trop sûrs d’eux-mêmes ».

Jean Birnbaum, à l’aide de ce parcours savant et littéraire, offre du réconfort à tous ceux qui sont « trop sincères pour renoncer à la franchise », et qui, à l’image de Germaine Tillion, ne sacrifient « jamais la vérité à la patrie », un risque redoutable dans un Québec ardemment nationaliste. Jean Birnbaum manifeste plus que jamais cette vérité que l’intellectuel, « c’est celui qui est toujours ailleurs quand  »ça prend » ».

– Christian Vachon (Pantoute), 9 avril 2023

Essais étrangers

Le courage de la nuance

Jean Birnbaum - Points

Refusant l'inexorable radicalisation du débat public, où toute argumentation élaborée semble avoir disparu, l'auteur convoque quelques intellectuels et écrivains (A. Camus, G. Orwell, H. Arendt, R. Aron, G. Tillion, R. Barthes) qui ne se sont jamais contentés d'opposer l'idéologie à l'idéologie pour appeler à des échanges respectueux et à des confrontations sincères.

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