La grande aventure de Martine

Christian Vachon - 25 mai 2021

« Une affaire de trois à quatre ans » parie Marcel Marlier en se lançant, au milieu des années cinquante, dans l’illustration d’une nouvelle série jeunesse mettant en vedette une petite fille belge très sage (trop ?) vivant « des histoires sans histoires ».  Il se trompe drôlement.  Elle est coriace Martine.  Et adorée.  Près de soixante-dix ans, et soixante albums plus tard (de Martine à la ferme à Martine et le prince mystérieux, vendus à plus de 160 millions d’exemplaires) elle continue de conquérir de nouvelles générations de lecteurs et lectrices.

Comment se fabrique une héroïne intemporelle ? Laurence Boudart, directrice aux Archives & Musée de la Littérature, en Belgique, nous en livre la recette, en moins de cent cinquante pages, aux Impressions nouvelles, dans Martine : une aventurière du quotidien, où comment faire de l’anodin une grande épopée.

Voyant qu’il y avait une « place à prendre » dans le milieu de la publication jeunesse, « pour une fillette bien élevée, propre sur elle, qui rassure parents et censeurs, tout en ravissant les enfants », Casterman, éditeur catholique de Tournai, en Belgique, introduit cette Martine, en 1954, dans sa collection « Farandole ». Il fait appel à Gilbert Delahaye, un ancien ouvrier typographe de la Maison, pour scénariser les albums, lui adjoignant, au dessin, Marcel Marlier, illustrateur de manuels scolaires et de livres de catéchisme, mais aussi responsable des couvertures de la série Comtesse de Ségur.

Le choix est heureux.  Marlier va se démarquer par la qualité de son iconographie, l’expressivité de ses personnages (des originaux de ses gouaches s’envolent, aujourd’hui, à plus de 48 000 euros dans des ventes aux enchères).

Martine est une fille gentille, curieuse, aimant les voyages, mais des voyages dont « la prise de risque s’approche de zéro ».  Elle ne marche pas sur la Lune.  Elle n’affronte pas de vilains.  Elle ne domine pas le monde, certes, mais elle « domine son monde ». L’héroïne n’attend guère que les événements surgissent, ou la surprennent.  Elle décide, provoque.  Et tout, de la cuisine au sport, est l’occasion d’un apprentissage. Le banal n’a rien de banal.

Grand absent, ou presque, de l’univers de Martine : l’extraordinaire.  Attention, toutefois :  Laurence Boudart nous révèle qu’il n’existe pas une Martine, mais des Martines. Le personnage, tout comme les récits, au fil des cinquante-six ans fictionnels (de 1954 à 2010), évoluent lentement et subtilement. L’aspect ludique se renforce. On fait la part belle à l’imaginaire (dans Martine au pays des contes, la lectrice est l’héroïne du conte qu’elle lit).

Martine, dans les années 70, range ses robes au placard au profit de « confortables pantalons, coupe ses cheveux « au carré ».  Elle incarne, alors, une image de fille qui « empoigne une canne à pèche, met ses pieds dans la boue, ou attrape des lapins à mains nues ».

Faut-il, pour autant, faire table rase de la féminité ? « Réduire les aventures de Martine à des objets de transmission sexuée revient également à dévaloriser des activités qualifiées de féminine et à affirmer en corollaire que les femmes ne méritent le respect que si elles s’attèlent à des tâches réputées masculines » nous dit Laurence Boudart.

Si, dès le départ, Martine aime la nature (douze albums, sur soixante, contiennent nettement une « orientation faune et flore »), elle se fait plus nettement écologiste dans les années 80 et 90, se muant en « Greta Thunberg avant l’heure » dans Martine, il court, il court le furet ».

Casterman, sensible également à l’air du temps, modernise les anciens albums dans les années 2010, actualisant le texte, simplifiant la syntaxe, dynamisant les dialogues.  Rassurez-vous, les illustrations demeurent intactes.

Les couvertures des albums continuent, par ailleurs, à être l’objet, sur les réseaux sociaux, de multiples détournements parodiques.  « Rares sont les événements de l’actualité, sociale ou politique, qui n’entraînent pas immédiatement un pastiche.  Martine Ouellet, lors de ses déboires au Bloc québécois, au milieu des années 2010, peut en témoigner.

La série de livres Martine avec des titres en lien avec le Coronavirus - Petit Petit Gamin
Nombreuses sont les parodies de couvertures. — Source Petit Petit Gamin

Avec son héroïne pas réductible à un attribut physique (son âge et son visage évoluent même, selon les modèles, renouvelés au fil des années, de Marcel Marlier), la série continue, toutefois, à faire bande à part, « Oscillant entre l’image de la petite fille modèle et celle de la femme en devenir », tout en suivant les modes vestimentaires ou les sujets du moment, « Martine vit paradoxalement hors du temps ».

« Hier comme aujourd’hui, lire Martine, c’est s’offrir un moment paisible et réconfortant, se mettre en quête d’une certaine image du bonheur simple, loin des tourments du monde extérieur ».

D’ailleurs, en se gambadant en ville, avec son chien Patapouf, « joyeuse et insouciante »,  Martine ne fait-elle pas preuve d’héroïsme ?

Essais étrangers

Martine: une aventurière du quotidien

Laurence Boudart - Les Impressions Nouvelles

Décrivant avec humour les caractéristiques de l'univers idéal et aseptisé dans lequel Martine évolue, l'auteure analyse les détournements et les satires dont le personnage fait régulièrement l'objet sur les réseaux sociaux. S'interrogeant sur les notions d'aventure et de banalité, elle invite le lecteur à porter un regard d'enfant sur le quotidien.

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