Elle a de quoi épater cette créature, proche cousine du béluga, hantant les mers arctiques avec sa corne de deux mètres de long. Et pourtant, elle tient rarement la vedette des ouvrages et reportages de toutes sortes sur notre faune.
Elle a enfin trouvé un propagandiste de talent en Jean-Pierre Sylvestre, un reporter-photographe animalier, surnommé « papa-baleine », qui a réalisé son rêve d’enfance : tout connaitre sur ce cétacé et monter des expéditions à sa rencontre. De ses trouvailles, il en tire un attrayant album intitulé Le narval : la licorne des mers arctiques. Publié ce printemps chez l’éditeur québécois Septentrion, ce livre somptueusement illustrée, truffée d’anecdotes étalées plus de vingt ans, se veut une vaste enquête à la fois ethnologique, zoologique et historique, sur ce drôle d’animal marin, qui, par son attribut remarquable, au haut de sa tête, a fait, pendant quelques siècles, de la populaire des créatures fabuleuses, une bestiole bien réelle.
Cet appendice du narval, cette corne, n’est, en fait, qu’une longue dent, non fonctionnelle, et relativement fragile, poussant (ouch!) à l’avant de la mâchoire supérieure des mâles, un organe qui fascine, depuis des décennies les zoologistes qui cherchent en en découvrir l’usage : une arme? Un objet sexuel? Des utilités douteuses : tout au plus on sait qu’ils s’en servent pour fouiller les fonds marins.
Dans son premier chapitre : « Un cétacé énigmatique », Jean-Pierre Sylvestre nous fait connaître le mode de vie de ce mammifère marin à la peau caoutchouteuse gris-bleu (qui va blanchir en vieillissant), pouvant atteindre quatre à six mètres, dont le corps, robuste et cylindrique, « est façonné complètement pour l’environnement arctique ».
L’animal est grégaire, formant, par groupes de 2 à 20 individus, des troupeaux spectaculaires de 2 000 bêtes. Il est, surtout, timide et insaisissable, fuyant dès l’approche de bateaux, et ne s’éloigne rarement (bien que quelques narvals, parfois, s’écartent jusqu’au Saint-Laurent – on en a aperçu, en 2016, à Trois-Pistoles, intégré à une population de bélugas –, et même près des îles britanniques) des mers boréales de la Terre de Baffin, du nord de la Baie d’Hudson et de l’est du Groenland.
C’est cette fuite de l’activité humaine, cet isolement dans l’Arctique, qui vont faire de l’existence du narval un inconnu jusqu’aux siècles récents, une ignorance qui va permettre, en fait, le développent d’un étrange commerce lucratif.
Au chapitre deux (« La licorne, comment naît une légende »), trois (« La saga des Vikings au Groenland »), et quatre (« De la licorne au narval »), l’enquêteur naturaliste retrace minutieusement, copieusement, la genèse et la postérité du mythe bien aimé, de la licorne, et comment le narval en fut involontairement, jusqu’au milieu du XVIIe siècle, un des principaux propagateurs.
La licorne, populaire dès l’Antiquité, est la grande vedette des bestiaires médiévaux. Cette bête, attirée par « l’odeur de la virginité, possède une corne supposément en mesure de purifier l’eau empoisonnée. L’objet (l’animal existe, on n’en doute pas, il est seulement caché en des lieux inaccessibles) est, donc, fortement convoité.
Des colons « norrois » – les descendants des Vikings qui colonisent le Groenland depuis le Xe siècle –, opportunistes, qui dénichent, parfois, des carcasses de cette curieuse bête, qu’ils surnomment narhval (de nâ et harvl, une étymologie associant « baleine » et « cadavre »), pourvue d’une surprenante corne en ivoire, vont faire circuler, jusqu’à la fin de cette tentative de peuplement scandinave au XVIe siècle, plus d’une cinquantaine de ces « vraies cornes » de licornes en Europe.
Malgré les mises en doute du naturaliste Olaus Wormius (qui a fait l’acquisition d’un crâne de narval, avec la dent incrustée), dès le milieu du XVIIe siècle la polémique sur l’existence des licornes, portée par le lobby des pharmaciens et apothicaires, soutenant, de plus, que « c’est écrit dans la Bible » (en fait, une erreur de traduction dans la Vulgate), subsiste jusqu’au début du XIXe siècle, alors qu’on continue à imaginer sa présence « en des lieux encore inexplorés », comme en Afrique, en Asie.
En parallèle, grâce à des bêtes capturées, ça et là au nord de l’Europe, les connaissances sur le narval s’accumulent, et les questionnements, on n’en doute pas, vont grandissant sur le « rôle » de sa corne. Entre autres, l’illustrateur du Vingt mille lieux sous les mers de Jules Verne, en 1869, va faire de cet animal, qu’on sait doux et farouche, un prédateur n’hésitant pas à s’attaquer à une baleine.
Depuis des millénaires, toutefois, les narvals ne dissimulent aucuns secrets pour les Inuits, tant de l’Arctique que du Groenland. Ils raffolent de sa peau accompagnée par la couche de graisse sous-jacente, le fameux « muktut ». Au chapitre cinq ( « Des narvals et des hommes »), Jean-Pierre Sylvestre nous amène chasser (en kayak, si possible, car il faut être silencieux pour s’approcher le plus près de la proie, afin de la harponner) le cétacé en compagnie des autochtones, une chasse réglementée et surtout saisonnière : 300 à 800 individus sont tués chaque année, à peine moins de 1% de la population. Cependant, depuis quelque temps, du moins au Canada, la chasse devient de plus difficile à cerner. « L’activité se ferme aux observateurs indépendants ».
Et l’animal n’est pas qu’une ressource alimentaire primordiale pour les Inuits. Sa corne, toujours en forte demande dans les pharmacopées chinoise et japonaise, demeure payante. Plus de 2 621 défenses de narval vont être exportées entre 2010 et 2018, dont la vaste majorité dans les pays asiatiques.
Quel avenir, donc, pour la licorne de mer, se questionne en épilogue le journaliste scientifique? Sa population se situe entre 158 000 et 175 000 individus, une population qui risque d’être dangereusement dérangée par des eaux arctiques s’ouvrant au trafic maritime (« une nuisance acoustique phénoménale pour les mammifères marins »), et par un super-prédateur, l’orque, qui, profitant du recul des glaces, s’acharne de plus en plus sur ces proies faciles, les forçant à se replier constamment plus au nord.
D’ici un siècle ou deux, la licorne des mers ne va-t-elle subsister que dans notre imaginaire?
Le narval : La licorne des mers arctiques
De tous les mammifères marins connus de nos jours, le narval reste le plus énigmatique. Vivant dans les froides eaux de l’Arctique canadien et groenlandais, ce cétacé se démarque par une longue défense à l’avant de la tête. Cet ouvrage monographique fait le point sur les connaissances que nous avons sur ce cétacé en développant plusieurs thèmes tels que l’anthologie (légendes occidentales de la licorne, légendes inuit), l’histoire (découverte du narval par les vikings, introduction de la dent en Occident durant le Moyen Âge, premières descriptions du narval au cours du siècle des Lumières), l’ethnologie (le narval et les peuples autochtones), ainsi que sur d’autres thèmes (zoogéographie, odontologie, éthologie, biologie et population).
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