Enver Hoxha, imposant tyran de l’Albanie de 1944 à 1985, tout petit pays des Balkans d’un million d’habitants, n’a guère suscité l’intérêt des historiens. Et pourtant, relève l’essayiste Bertrand Le Gendre dans son Enver Hoxha : Albanie, les années rouges (1944-1991), publié chez Flammarion en ce début d’année 2024, son totalitarisme, qu’il va imposer aux Albanais, n’a d’équivalent nulle part ailleurs. Ce totalitarisme relève même de la pathologie. Ce disciple de Marx, de Lénine et de Staline se voulait plus rouge que sa voisine, la Yougoslavie de Tito, plus rouge que l’URSS de Khrouchtchev et de Brejnev, plus rouge que la Chine de Deng Xiaoping, au point que, peu à peu, il isole l’Albanie, la barricade complètement et force la population à l’autosuffisance.
Comment devient-on un dictateur rouge ? L’ancien journaliste du Monde, exploitant de multiples sources documentaires albanaises, nous l’enseigne dans les premiers chapitres de son essai biographique.
Tout comme le Cambodgien Pol Pot, deux décennies plus tard, « l’élégant et avenant » Enver Hoxha, natif d’un patelin du sud de l’Albanie en 1908, découvre le marxisme-léninisme lors de ses études en France au début des années trente, pays de Robespierre et de sa rhétorique inquisitrice. Hoxha va même faussement prétendre, plus tard, être entré en contact avec le Parti communiste français.
C’est au début des années quarante, alors qu’il est de retour dans une Albanie occupée par les Italiens et les Allemands et qu’il enseigne dans un lycée français, que débute l’ascension de cet intellectuel éloquent, habile manœuvrier, qui, en tant que secrétaire général du Parti du travail albanais, parvient à enraciner le marxisme-léninisme dans un pays sans tradition ouvrière.
Le Camarade Enver n’a pas à se soucier de devenir un chef militaire. L’Albanie ne préoccupant personne, les Allemands l’évacuent à l’hiver 1944 et les Britanniques, trop absorbés par la plus précieuse Grèce au sud, laissent les mains libres au « libérateur » Hoxha qui installe, à Tirana, la capitale, un gouvernement provisoire avec lui à sa tête au mois de mai 1944.
Suivant les modèles de Lénine et de Staline, le nouveau maître de l’Albanie « décervelle pour assujettir, violente pour durer » (soutenu par la Sigurimi, la Sûreté d’État, qui veille de manière omniprésente et omnisciente) la population malléable, indifférente ou, au pire, indécise, de ce pays archaïque, souhaitant simplement sortir de sa misère. Il parvient à se faire réélire, d’élection en élection, avec 99% des suffrages, un verdict attestant « l’unité d’acier du Parti et du Peuple ».
L’Albanie nouvelle est en marche. Malheureusement, peu de ses amis du camp socialiste semblent croire Hoxha. Un sentiment d’humiliation, allié à un « nationalisme à fleur de peau », mène le « seul digne disciple de Staline » à rompre un à un avec ses protecteurs : la Yougoslavie de Tito, en 1948; l’Union Soviétique (qui ose professer des « calomnies monstrueuses » sur Staline), en 1961; et la Chine (qui se rapproche trop des Américains), en 1978. L’Albanie est, alors, seule au monde… ce qui n’est pas, en fait, pour déplaire au quelque peu paranoïaque Hoxha.
Convaincu que les « impérialistes » et les « révisionnistes » ont voulu et veulent encore la « liquidation du socialisme » dans son pays, le Camarade Enver sombre dans une pathologie de « l’encerclement » et érige son pays en forteresse assiégée : il construit 75 000 blockhaus à l’efficacité douteuse, tant sur le littoral qu’au milieu des villes et sur les plaines cultivées, mettant sur le qui-vive son « peuple en armes ».
Souhaitant toujours en finir avec le passé archaïque de l’Albanie, il fait de son pays un État athée, mettant hors-la-loi la « liberté de conscience et de religion ». Cette expérimentation à l’albanaise de l’Homme nouveau suscite de l’intérêt en France, au début des années soixante-dix, chez cette nouvelle extrême-gauche émergente, notamment chez le Parti communiste marxiste-léniniste (qui regroupe plus de cinq cent militants). « Que l’Albanie est belle aux yeux des envéristes français ».
Cette Albanie paradisiaque, « une admiration qui résiste à tous les arguments », a même ses adeptes au Québec. J’ai le souvenir, au début des années quatre-vingt, alors que j’étais étudiant à l’Université Laval, d’un kiosque que tenaient fréquemment de fervents « envéristes » locaux à l’entrée du pavillon De Koninck.
Un tourisme politique, fait de fascination et de répulsion, comme il se pratique actuellement pour la Corée du Nord, prospère même : jusqu’aux années quatre-vingt, plus d’une centaine de jeunes français s’y rendent chaque été. Annie Ernaux y séjourne en 1975, expliquant que « de tous les pays de l’Est, c’était celui qui offrait le coefficient le plus élevé d’étrangeté et de mystère ».
Et les Albanais, comment vivent-ils cette quête de l’absolu marxiste-léniniste ? La misère demeure très égalitairement partagée. À la mort du Camarade Enver en 1985, « l’Albanie est le plus pauvre de tous les pays européens ». L’industrialisation demeure latente. L’agriculture, dont le plus dur des travaux reste réservé aux femmes, régresse. Les difficultés économiques s’aggravent, en partie suite à l’augmentation rapide de la population, conséquence d’une politique nataliste « volontariste » (les avortements sont interdits) et des progrès du système de santé – une des rares réussites du régime.
Après Hoxha advient l’inévitable et nécessaire chaos. Les réformes de son successeur, Ramiz Alia, sont insuffisantes. Des manifestations majeures largement soutenues par les étudiants (les jeunes en ont assez), en février 1991, ébranlent le régime et y mettent un terme. Au mois de mai 1992, la statue d’Hoxha est déboulonnée et sa tombe, sur l’Esplanade des martyrs, excavée. Une fièvre malheureuse de spéculation s’empare alors du pays. Les Albanais, ruinés, vont fuir par milliers en Italie et en Grèce. Depuis, l’Albanie cherche à convaincre ses voisins qu’elle s’est convertie à l’idéal du Marché commun européen.
Quant à Enver Hoxha, les Albanais cherchent à jamais à effacer sa mémoire. La nouvelle gloire nationale, dans ce pays qui se voulait rigoureusement athée, est une religieuse, une sainte : Mère Teresa (morte en 1997), qui n’est, en fait, même pas albanaise. Elle est née à Skopje, dans une région albanophone de la Macédoine du Nord.
– Christian Vachon (Pantoute), 2 juin 2024
Enver Hoxha
De 1944 à 1985, Enver Hoxha dirige l'Albanie selon un totalitarisme marxiste-léniniste qu'il a théorisé et qui n'a pas d'équivalent. L'auteur brosse le portrait de cet homme qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, enferme son peuple au nom de sa sécurité et mène une politique étrangère en fonction de son orgueil et de sa paranoïa. Il explique sa vision politique, l'enverisme.
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