Le jour le plus mémorable du Canada

Christian Vachon - 21 octobre 2022

Et Henderson compta. Et les 400 élèves, rassemblés dans la grande salle, devant le petit téléviseur noir et blanc de l’école primaire Saint-Louis-de-France de Charny, crièrent. Et plus de seize millions d’autres Canadiens le firent ailleurs, dans un magasin Eaton à Toronto, dans un entrepôt de Saskatoon, célébrant ce jour le plus mémorable du Canada, il y a cinquante ans, le 28 septembre 1972, ce jour ou Team Canada remporta la Série du Siècle.

Ken Dryden aurait souhaité être là, au Canada, installé devant une télé, pour pouvoir partager, avec ses collègues, ses amis, sa famille, ce moment magnifique.   Mais il ne pouvait pas. Il était à Moscou, à cent quatre-vingts pieds du filet de Tretiak. Il était le gardien de but de l’équipe canadienne.

Tout dans cette série fut plus grand que nature, ses hauts, ses bas, sa portée.  L’ancien gardien étoile du Canadien de Montréal nous compte tout cela, brillamment, élégamment, dans un album de 200 pages, fort bien illustré. Dans La Série du Siècle telle que je l’ai vécue (une traduction de The Series), publié à la fin de l’été 2022 aux éditions de l’Homme, Ken Dryden nous fait part, délicatement, de ce qu’il se souvient, de ce qu’il a ressenti, de ce qu’il en reste aujourd’hui.

Il se rappelle, entre autres, de cette convocation, à la fin du mois d’août 1972, par l’Association des joueurs de la LNH (la Ligue, elle-même, ne voulait rien entendre de cette confrontation) à un camp d’entraînement au Maple Leaf Garden de Toronto.

Il va être sélectionné, avec Serge (Savard), Yvon (Cournoyer), Brad (Park), et une vingtaine d’autres joueurs (les deux « Bobby » , les virtuoses à l’offensive et à la défensive, n’y sont pas, l’un, Orr, soigne une blessure, l’autre, Hull, a commis l’odieux d’avoir signé un contrat avec les Jets de Winnipeg du « circuit maudit » :  l’Association mondiale de hockey), pour affronter dans une série de huit matchs (où ils seront payés 200 dollars par semaine, pour chaque semaine d’entraînement, et 100 dollars par partie) une équipe soviétique. Le temps était enfin venu de prouver que nous, les Canadiens, nous qui avons inventé ce sport, nous étions les seuls et uniques champions.

C’est, qu’en ce temps-là, au début des années soixante-dix, l’URSS dominait, au niveau international, les compétitions de hockey sur glace, remportant les médailles d’or aux Olympiques, aux championnats du monde… Mais le Canada ne pouvait pas y envoyer ses meilleurs à ces tournois. Ils n’étaient pas des amateurs. Ils étaient des professionnels de la Ligue nationale de hockey.

« Nous sommes les meilleurs du monde » se disait, en toute confiance, Ken Dryden à ce camp d’entraînement, à Toronto. « Les Russes doivent le savoir, ils le savent sûrement. Ce n’était pas de l’arrogance, c’était la vérité. Certes, ils sont sûrement bons. Ce sont d’excellents passeurs, mais ils ne tirent pas beaucoup, et leurs gardiens de but ne sont pas fameux ».  Aucune crainte à avoir : « le triomphe du Canada sera sans appel, éclatant et historique ».

Cela se confirma dès le début du premier match, le 12 septembre, à Montréal.  L’équipe canadienne marquait deux buts rapides dès la première période. Puis vint le doute chez les joueurs canadiens : les Russes semblaient « mieux maîtriser les éléments fondamentaux de notre sport, vitesse, passes, défense des buts ».  Pire, « ils ne reculaient pas devant nos assauts, nos coups violents. Ils étaient de notre trempe, des durs ».

Ils commençaient à y croire, eux, qu’ils étaient les meilleurs. Et Dryden ne fit pas les gros arrêts (il sera hors-jeu, remplacé par Tony Esposito, lors du match suivant). Team Canada perdit cette première partie par la marque de 7 à 3.

« Nous n’étions pas bon, nous ruinions la fête ». À Vancouver, ils se feront huer par leurs partisans (à la suite d’une autre défaite, cette fois par la marque 5 à 3), lors du quatrième match.

C’est alors qu’un joueur, Phil Esposito, lança ce vibrant plaidoyer devant les caméras après la partie :  « nous sommes là parce que nous aimons le Canada ». Dryden l’atteste : « cette série était importante pour lui.  Elle l’était pour nous ».  Dès lors, l’équipe, les partisans, le pays ne ferions plus qu’un.

Ils se retrouvèrent en Union Soviétique pour les quatre derniers matchs, couchant à un hôtel où les téléphones sonnaient au milieu de la nuit, jouant sur une glace plus large, avec ce « trop d’espace entre les défenseurs », favorisant le style des Russes fondé sur la passe, la possession de la rondelle.

« Nous n’avions nulle part où aller ni personne à qui rendre visite. Il n’y avait que nous, les joueurs. Dorénavant, et jusqu’à la fin, il n’y aurait plus que nous. Nous, ensemble, unis contre tous ».

« Nous avons commencé à nous connaitre. Nous qui étions, dès le départ, une équipe bien formée, nous étions en train d’en devenir une ».

   Et Dryden, le théoricien, se questionnait : « qu’est ce qui n’a pas marché ? ». Il va désapprendre son style naturel pour en apprendre un nouveau, s’adapter au « hockey de possession » des Russes, se tenir le plus près possible du filet, se préparer aux passes « traversales ».

Tirant de l’arrière 3 à 1 dans cette série (avec un match nul), l’équipe canadienne parvient à remporter le sixième match (celui, controversé, où, d’un coup de bâton, Bobby Clarke fractura la cheville de Valery Kharlamov, le meilleur joueur des Russes, « petit et rapide comme l’éclair », lui que Dryden disait « qu’il nous rendait fous, mes défenseurs et moi »). C’était le début d’un élan. Recevant des milliers de télégrammes des Canadiens, les doutes se dissipèrent totalement : « C’était notre combat, c’est maintenant (aux partisans canadiens) le leur. Ils sentent que c’est important, que nous devons le mener jusqu’au bout ».

Paul Henderson marqua le but gagnant, avec seulement deux minutes à faire dans la rencontre, lors de la septième partie.  « Ce n’est qu’après ce but que je me suis mis à penser au huitième match. Et j’allais y participer ».

« Je connaissais l’enjeu de ce match final parce que je connaissais le sport. Je savais que les événements historiques créent des héros historiques et des boucs émissaires historiques ». Et Dryden ne voulait pas se réveiller au matin du 29 septembre dans la peau de l’homme le plus détesté du Canada.

Il ne se souvient, finalement, de pas grand-chose de ce match.  Il se souvient que l’équipe tirait de l’arrière 5 à 3 en fin de deuxième période, d’un match gagnant en vitesse, de la férocité des mises en échec, d’un Phil Esposito, dédaigneux d’ordinaire du jeu défensif, sortant de nulle part pour empêcher un but, d’un Alan Eagleson, grand manitou de cette « Série du Siècle », se trouvant pris dans une échauffourée au milieu de la foule moscovite.

Dryden se souvient d’une lumière rouge s’allumant, de l’autre côté de la patinoire, « du bâton de Henderson dans les airs », de s’être retrouvé au centre de la glace, « s’en trop savoir comment je suis arrivé là », puis du brusque retour à la réalité : « il reste encore trente-secondes à jouer ».

Après cela, plus rien.  Puis le coup de sifflet final, « la sirène, la lumière, je ne sais plus. C’était fini ». « Je me souviens ensuite d’un épuisement, comme le sentiment d’avoir échappé à un peloton d’exécution. C’était un immense, immense soulagement ». Le Canada l’avait emporté 6 à 5. Le Canada avait gagné la Série du Siècle.

Dryden nous entraîne, ensuite, en prolongation. Cette série transforme, bien sûr, le hockey, mais il a fallu de temps. « Les Russes prouvèrent qu’ils étaient bons. Ils l’étaient devenus en empruntant un chemin différent ». Mais ce chemin va entrecroiser, par la suite, celui des Canadiens.

D’un côté va surgir un Wayne Gretzky préconisant un jeu ouvert, un jeu dominé par le rôle du passeur.

De l’autre, les Russes  trouvent des « éléments à admirer dans notre jeu », adoptant « la robustesse de notre style, même notre rudesse ».  Ne disons-nous pas qu’Alex Ovechkin joue « comme un Canadien ».  Et Phil Esposito n’est-il pas devenu un héros en Russie ?

Finalement, le grand vainqueur de cette série n’est-il pas le hockey, qui voit s’ouvrir de nouveaux horizons devant lui ? « Le Canada et le monde ont compris que n’importe qui pouvait pratiquer ce sport au plus haut niveau, de façon différente, avec des compétences différentes. Voici l’héritage véritable de la Série du Siècle ».

Mais Dryden, en y réfléchissant, y ajoute un autre legs, celui d’un Canada maintenant résilient, d’un Canada cessant « d’être typiquement canadien » en trouvant « toujours le moyen de tout bousiller » lorsque cela compte. « Non, pas cette fois-ci ».

« Pourquoi avons-nous gagné ? Pourquoi cette série a-t-elle eu un retentissement si profond chez les joueurs, les partisans et tous les Canadiens ?   Parce que nous en avons fait une affaire personnelle ». Et moi aussi, qui était là, jeune écolier de onze ans, dans cette salle, à Charny, à pousser un cri.

 

 

Jeux & loisirs

La série du siècle telle que je l'ai vécue

Ken Dryden - Les éditions de l'homme

Le samedi 2 septembre 1972, au Forum de Montréal, les meilleurs affrontent les meilleurs. Pour la première fois, le Canada, pays qui a inventé le hockey, et l'Union soviétique, qui a commencé à y jouer 26 ans plus tôt, croisent le fer. Ayant vécu lui-même cet événement historique au cœur de l'action, Ken Dryden, gardien de but légendaire et auteur à succès, nous le raconte comme si nous y étions, nous faisant vivre le jeu minute par minute. Cette série, la plus importante de toutes, changea à jamais le hockey. C'est sans doute aussi l'un des moments les plus marquants de notre histoire. Grâce à Ken Dryden, nous comprenons enfin pourquoi.

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