Misères individuelles et miracle collectif

Christian Vachon - 26 octobre 2022

 La vie est injuste. Les gazelles de Thomson, dans leur savane africaine, le savent bien, elles qui leur existence durant affrontent cet affreux dilemme :  manger ou être mangé, baisser la tête pour atteindre et savourer ces herbes si appétissantes, ou continuer à se préoccuper de ce guépard bien décidé à faire de vous son gueuleton matinal.

     Tout comme les bêtes sauvages, l’être humain est confronté sans cesse, dans son quotidien, son travail, ses interactions avec les autres, à des dilemmes, des choix, aussi bénins que d’opter, l’hiver, entre des moufles ou des gants, menant à des conséquences, car ils sont associés à des coûts.  Rien de plus sain. Les compromis sont omniprésents dans le monde animal depuis des centaines et des centaines de milliers d’années, car la sélection naturelle et l’évolution qui en découle sont également à la source de ces dilemmes, et il faut s’en féliciter.

    Nos perpétuelles décisions à prendre, nos « misères individuelles » mènent à un miracle collectif : la biodiversité : « l’évolution d’un système écologique complexe ». C’est ce qu’enseigne, depuis des années, le professeur Denis Reale à ses étudiants et étudiantes du département de sciences biologiques de l’Université du Québec à Montréal. Il se décide, enfin, à nous faire partager, à nous le grand public, son captivant savoir dans Le dilemme de la gazelle, publié chez l’éditeur européen HumenSciences. Cet ouvrage propose une lecture inédite de l’évolution, d’une biodiversité rendue possible par nos misères et frustrations « modulant nos choix et établissant nos limites ». Comme Reale le résume si bien : « Les dilemmes biologiques ont permis à une multitude de choses merveilleuses de se produire au cours de la vie.  Ce livre en est l’éloge ».

    « Nous découlons d’une longue série de boucles de rétroactions développementales entre nos gênes et notre environnement. Les humains et plusieurs autres espèces animales sont bien le produit de la nature et de la culture ». Les gènes n’ont aucun sens sans environnement.  Les effets de l’environnement ne seraient rien sans les gènes. Certains compromis sont ancrés au plus profond du fonctionnement même des organismes, emmagasinés dans l’ADN, et sont transmis des parents à leur progéniture.

     L’évolution peut aussi contourner les compromis et favoriser l’apparition d’un foisonnement de solutions tels le changement de couleur d’une fleur ou le surgissement, chez tel animal, d’une aile. Chez certaines espèces, alors, des compromis se forgent entre la motricité fine des doigts et la capacité de vol.

   Exploitation ou exploration, autre dilemme universel. Le babouin du désert de Namibie doit choisir entre rester dans son habitat démuni, mais sécuritaire, ou partir, au loin, vers des terres plus riches, où il risque de devenir, à son tour, une source de nourriture.  Dois-je me satisfaire de mon emploi, pépère, mais « cheap », ou vais-je le quitter pour un « job » mieux rémunéré, mais stressant ?

    Au chapitre six (« Palaces et grosses berlines »), Reale nous démontre le rôle crucial joué par les compromis dans les différences des histoires de vie entre individus d’une même espèce, animale ou humaine, utilisant, entre autres, une enquête sur l’île aux Coudres, « un formidable exemple de la diversité des trains de vie, plus ou moins rapides, qui existent entre les individus d’une même population […]. Certaines femmes parient sur une vie brève, mais intense en termes de reproduction.  D’autres, en revanche, privilégient un étalement.  Une reproduction précoce réduit la longévité ».  « Live Fast.  Die Young », un compromis millénaire.

  Nous sommes « pognés » avec notre personnalité, constate Reale, mais nous disposons, tout de même, de moyens d’en adoucir les contraintes.  En fait, l’espèce humaine est « la seule susceptible de réduire les compromis biologiques qui s’exercent sur ses membres ». À un point tel qu’elle risque d’engendrer un « démon darwinien », un « monstre » qui, faisant fi des dilemmes, maximalise « toutes les composantes de son aptitude », déstabilisant « le socle sur lequel s’est fondé l’extraordinaire biodiversité qui, au fil des millions d’années, a évolué sur notre planète ».

  En devenant « surhumain », avec « notre capacité inégalée d’accaparer les ressources et de tuer(notre) prochain », nous créons une situation de carence et intensifions les « dilemmes pour la majorité de l’humanité, mais aussi pour de multiples autres espèces ».

   Reconnaitre l’existence des dilemmes biologiques permet d’accepter nos limites.  Les désagréments causés par les dilemmes, et qui s’exercent tout au long de nos existences, sont bien le prix à payer pour éviter de mettre à mal (quelle perte!) ces multitudes d’informations, transmises de génération en génération, encodées dans la double hélice de l’ADN, « sur les innovations évolutives » ; le prix à payer pour avoir, encore, la chance « d’admirer l’incroyable richesse biologique qui nous entoure ».

 

Sciences

Le dilemme de la gazelle

Denis Reale - HumenSciences

Une exploration des dilemmes biologiques qui touchent à la fois les animaux et les humains. Tout comme pour les gazelles de Thomson, contraintes de choisir entre mourir de faim ou risquer d'être attaquées par un félin, les choix des hommes sont influencés par la biologie, la culture et l'environnement. Une réflexion sur l'évolution des espèces afin d'appréhender nos parcours individuels.

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