Peut-on être scientifique au temps du libéralisme?

Sarah Ménard - 29 octobre 2020

Les sciences sont aujourd’hui accusées de tous les maux. En plus d’avoir désenchanté le monde en y chassant les puissances surnaturelles, on leur reproche d’être à l’origine d’une crise climatique sans précédent, qui menace l’avenir de notre espèce et de l’ensemble du vivant. D’autre part, elles ne seraient pas parvenues à tenir leurs promesses de mettre fin à la misère et d’éradiquer nombre de maladies, comme le cancer. Cet ouvrage du physicien Jean-Marie Vigoureux a le mérite de remettre les pendules à l’heure.

D’abord, en distinguant les sciences des technologies, que le vocable postmoderne à la mode « techno-science » tend à confondre. Si les premières peuvent prétendre à une certaine forme d’objectivité (toujours fragile et susceptible d’être altérée) les technologies sont pour leur part, dans les choix qui président à leur conception comme à leurs applications, éminemment sociales. La naissance de la pensée scientifique dans la Grèce antique de Thalès de Milet visait à trouver des causes naturelles aux malheurs qui affligeaient ses contemporains, idéal qui fut repris avec force dans le sillage de la Révolution française et des Lumières. Sans éviter certaines approximations historiques mais avec une verve admirable, Vigoureux montre comment ce rêve a plutôt engendré le scientisme, une utopie voulant que bonheur et le progrès découlent automatiquement de l’avancement des sciences et des développements industriels qu’elles ont rendus possibles.

Cette vision naïve a eu le défaut de permettre l’appropriation du savoir scientifique et de ses applications éventuelles, par la classe bourgeoise émergente au détriment du peuple. Mais cela n’aurait pas été possible sans le triomphe du libéralisme puis du néolibéralisme économique, qui a encouragé tout ce qui permettait l’accumulation du capital et soustrait les technologies à un réel contrôle démocratique de leurs orientations et de finalités.

Ainsi, c’est à la techno-économie et non aux sciences elles-mêmes que l’on doit le désastre actuel. Vigoureux le montre avec de nombreux exemples récents ou anciens, dont le plus frappant est celui-ci : selon un Rapport mondial sur le développement humain de l’ONU produit en 1998, il serait possible d’éradiquer les formes les plus extrêmes de la pauvreté avec un investissement annuel, soit 0.1% du revenu mondial (aujourd’hui ce serait plutôt entre 150 et 180 milliards)! Les sciences et les technologies nous ont donné les moyens de régler le problème de la misère mais leurs ressources sont détournées par les grandes puissances financières pour leur seul profit.

Ainsi, pour sortir de cette impasse, il faut pour Vigoureux remettre ces dernières dans les mains du plus grand nombre. Pour que chacune et chacun puisse contribuer à son élaboration lorsque cela est possible (il existe de nombreux projets faisant appel aux amateurs éclairés, en entomologie par exemple), mais surtout de leur donner l’envie de connaître et de participer, à la mesure de leurs capacités, à repenser le monde de demain. Si cet essai s’avère parfois un peu répétitif et décousu dans la multiplicité des cas qu’il convoque pour appuyer ses vues, il reste néanmoins d’une grande pertinence.

Sciences

Détournement de science

Jean-Marie Vigoureux - Écosociété

Si les sciences ont généré des progrès indiscutables, elles suscitent aussi des inquiétudes. Auraient-elles trahi nos attentes? Seraient-elles responsables, en nous instituant «maîtres et possesseurs de la nature», du dérèglement climatique, de la pollution et de la destruction de la biosphère? L’accusation est trop simpliste, car la science n’est pas indépendante de son contexte socioéconomique et ses applications techniques sont d’abord inscrites dans des choix de société. La science peut tout à fait nous aider à construire un monde où il fait bon vivre, mais l’expérience a montré que le primat du profit la détourne d’un tel objectif.

Acheter

Commentaires

Retrouvez toutes nos références

Notre catalogue complet