La principale ressource de la puissance et de l’avenir de la Russie réside dans notre mémoire historique – Vladimir Poutine
Au tournant des années 2000, le peuple russe est fort en peine, déconcerté, en quête d’une image acceptable. Il tente d’oublier les crimes de masse, les 3,5 millions de victimes de l’ère soviétique. Il n’apprécie guère, non plus, ce « modèle occidental » de développement qu’on lui impose, débouchant sur une catastrophe sociale et économique.
Arrive alors Vladimir Poutine, qui redore son histoire, imagine un étonnant syncrétisme entre le passé tsariste et l’expérience soviétique. Une expérience « débarrassée de ses oripeaux communistes », un assemblage servant à la glorification « d’une Grande Russie éternelle et d’un État fort capable de défendre le pays contre des puissances étrangères toujours menaçantes ». La Grande Guerre patriotique, celle, victorieuse, menée de 1941 à 1945 contre la « bête fasciste » (une victoire qui justifie et efface tout, même les collectivisations forcées des années 1930, même les camps de travail du Goulag) devient, dans sa dimension épique, « l’apothéose de toute l’histoire russe », « la clé de voûte du nouveau récit national », bref, son fondement identitaire. L’antinazisme, confirme Poutine, « est dans l’ADN du peuple russe ».
Dès lors, la guerre qu’il entreprend en Ukraine est une guerre de libération, la libération d’un peuple, uni au peuple russe par des liens de sang, « soumis à des abus par un régime qu’il convient de dénazifier ».
Une singulière distorsion de l’histoire n’est-ce pas ? Elle nous est exposée, en moins de soixante-dix pages, bien percutantes, par ce spécialiste renommé de l’histoire contemporaine russe Nicolas Werth, dans cette quarantième parution de la collection « Tracts » de Gallimard intituée Poutine, historien en chef. Le chercheur français montre comment le grand « dénazifieur » à la tête de l’État russe impose un récit national « viscéralement anti-occidental et conservateur », un récit opposant « les valeurs russes empreintes de spiritualité aux valeurs occidentales matérialistes et décadentes ».
« L’historien en chef » crée même une institution étatique chargée de contrôler l’écriture : la commission présidentielle sur l’histoire. Sa priorité : la lutte « contre la révision de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et de ses conséquences géopolitiques ».
Le récit national officiel est, de fait, verrouillé juridiquement. Il y a des lignes rouges à ne pas franchir. Ne vous avisez, surtout pas, de discréditer l’Armée rouge. Aucune zone d’ombre ne doit ternir son image. Entre autres, depuis 2012, une loi « mémorielle » criminalise les déclarations diffamantes ou dénigrantes sur les anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale (tenez sous silence, donc, ces récits de dizaines de milliers berlinoises violées, en mai 1945, par les « libérateurs » soviétiques). Une autre loi, le 24 février 2022, prohibe « toute tentative de mettre dans l’espace public, sur le même pied, les buts et les actions de l’Union Soviétique et de l’Allemagne nazie dans la Seconde Guerre mondiale » (rendant de nouveau subversif le Vie et destin de Vassili Grossman, où il confirme, sans équivoque, qu’un totalitarisme à la Staline ne vaut guère mieux qu’un totalitarisme à la Hitler).
Poutine ne nie pas l’existence des répressions sous l’ère soviétique, la création des Goulags, mais ces crimes de masse sont assimilés à une « catastrophe naturelle », dont « personne –et surtout pas l’État- ne porte la responsabilité ». Les victimes sont, alors, désincarnées, oblitérées.
Seulement une à deux pages, sur quatre cents, sont consacrées, dans les manuels scolaires, aux répressions de masse de la période stalinienne, contre une centaine sur la Grande Guerre patriotique. On encourage l’enlèvement des plaques commémoratives à la mémoire des victimes des répressions staliniennes parce qu’elles ont « une influence négative et antipatriotique sur notre jeunesse ».
Mémorial, une OGN russe, fondée en 1989, tentant de comprendre le mécanisme des répressions de masse de l’époque stalinienne (et dont l’auteur, Nicolas Werth, est membre en France) est dissoute, le 28 décembre 2021, par la Cour suprême de la Fédération de Russie, les membres de cette organisation étant accusés d’être des « agents de l’étranger ».
L’Ukraine, bien sûr, est une cible de cette guerre mémorielle. « L’Holodomar », la grande famine de 1932-1933, est totalement occultée durant la période soviétique. L’Ukraine est un État, aux « frontières mouvantes », au gré de l’histoire, créé aux dépens de la Russie historique, une construction artificielle de l’ère soviétique que l’Occident exploite maintenant pour en faire une Anti-Russie, « une tête de pont tournée contre la Russie ».
Depuis le mois de février 2022, donc, Poutine offre aux Russes et aux Ukrainiens « de rejouer la page glorieuse de 1945 ce « Nouvel avènement » qui a remplacé l’ancien avènement de 1917 (la « révolution d’Octobre »). En vainqueurs, pour les premiers, en vaincus, pour les seconds, dans une Ukraine « dénazifiée ».
Son plan de match : obtenir une reddition rapide de l’Ukraine, est, cependant, bousculé. Mais, ayant le temps devant lui, Poutine demeure confiant.
Il y a, toutefois, un grand vainqueur de ce remue-ménage récent de l’histoire russe : Staline. Celui que l’Occident honni tente de diaboliser à tout prix est de nouveau célébré comme le « restaurateur de la puissance de la Grande Russie et d’un État fort ». N’est-il pas, de surcroît, le grand vainqueur d’Hitler (un honneur redevable au fait que les Américains et les Anglais ne se sont pas emparés, comme ils auraient pu le faire, de Berlin, en avril 1945) ?
Résultat : alors que 45% seulement des Russes, au début des années 2000, avaient une opinion positive du tyran rouge, ils sont maintenant, influencés par cette image « globalement positive » des années 1930, diffusée par l’historien Poutine, plus de 70% à professer ce jugement.
Le Goulag, connait pas.
Poutine historien en chef
lRetour sur le récit exaltant la grandeur de la Russie éternelle porté par Vladimir Poutine depuis 2000 et son aboutissement concrétisé en 2022 par l'invasion de l'Ukraine au motif d'une dénazification d'un régime génocidaire. L'auteur décrypte la réécriture poutinienne de l'histoire servant les intérêts d'un régime dictatorial dirigeant une société désorientée depuis 1991.
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