Singapour est-elle exemplaire ?

Christian Vachon - 18 mars 2024

Singapour, la prospère cité-État asiatique, ne laisse pas indifférente avec son type d’urbanisme radical et son développement économique accéléré. Sachant que sans la mondialisation, elle ne serait pas grand-chose, on se demande si elle peut servir de modèle. Deux Québécois, le journaliste Alexis Riopel et le photographe Valérian Mazataud, y ont séjourné quelques jours au mois d’octobre 2022 afin de vérifier si tout est aussi reluisant derrière cette façade éblouissante. Ils nous ont rapporté ce Singapour : laboratoire de l’avenir (un recueil, en fait, d’une demi-douzaine d’articles publiés au Devoir) édité chez Somme Toute cet hiver 2024. Ils y dressent le portrait d’un État adepte d’une philosophie pragmatique, plus ou moins capitaliste, plus ou moins autoritaire; le portrait d’une cité où le manque d’espace (5,6 millions d’habitants dans un territoire grand comme les îles de Montréal et de Laval combinées) la contraint à l’ingéniosité.

L’avenir, à la mode de Singapour, c’est de ne pas s’accrocher au passé, d’aller toujours de l’avant, en prétextant des préoccupations collectivistes et environnementales.

Singapour ne cesse de changer de visage. « L’État encourage une constante mutation du parc immobilier. » On démolit et on rebattit afin de rendre Singapour « toujours plus belle, toujours plus verte ».

Et il n’y a pas de crise du logement. C’est que la capitaliste Singapour est un « État-providence qui n’ose pas se l’avouer ». Le gouvernement, possédant 90% du territoire, gère un parc immobilier par l’entremise d’une société d’État (générant des déficits annuels d’environ deux milliards de dollars, couverts par ce même gouvernement). Huit Singapouriens sur dix vivent en logement social, un formidable outil de cohésion social pour les autorités (des quotas ethniques dans chaque logement empêchent la formation de ghettos).

On n’a pas le choix de réussir dans ce petit État baignant dans le capitalisme. On mène une vie pragmatique, dévouée au travail et à sa collectivité. On sacrifie ses libertés individuelles en échange de la prospérité.

Posséder une voiture, c’est un luxe, pas un idéal. L’État s’en assure en imposant des droits d’immatriculation extrêmement élevés et en développant également un réseau de transport public très efficace.

Un long pont fait de planches de bois et de rampes colorées traverse un petit cour d'eau. En premier plan, une petite forêt d'où commence le pont. Ce dernier aboutit dans un endroit avec de multiples arbres tropicaux et de grosses structures humaines, des tours inspirées par les arbres environnant. Une jetée en planches de bois suit le cour d'eau. En arrière-plan, à gauche des tours, un édifice sphérique en verre. Au-dessus de tout cela, un ciel ennuagé et gris.
Une vue aérienne du Dragonfly Bridge à Gardens by the Bay, Singapour. Crédits photo : Allie Caulfield

L’État fait tout pour rendre Singapour commercialement attirante, menant une lutte sans merci contre la corruption, s’impliquant dans des agences promouvant les attraits économiques de la cité. Comme bien d’autres entreprises étrangères, la québécoise Bombardier, avec ses avions d’affaire, fait acte de présence dans cet emplacement névralgique, au carrefour des grandes routes commerciales asiatiques.

Singapour, cherchant à ressusciter son agriculture, rêve (une chimère ?) d’autonomie alimentaire. Le Singapourien aime bien manger (les foires alimentaires ont un succès fou), mais moins de 10% de la nourriture consommée est produite localement. L’ingéniosité, toutefois, est une nouvelle fois au rendez-vous : des fermes verticales surgissent. On fait « pousser du poulet », de la « viande de culture » (en vente depuis 2020), une viande blanche, « sans gras, ni peau ». On doute, par contre, d’atteindre un 30% de la nourriture produite sur place en 2030.

Singapour, c’est aussi un paradoxe climatique, un petit pays « abonné aux pétrodollars » qui s’inquiète « de la menace existentielle que font peser sur lui les changements climatiques ». Face à la montée des eaux, on plante des mangroves dans les zones dénudées de la côte. Singapour, c’est aussi la « nation de la climatisation », gobant une énorme partie de l’énergie consommée. On tente tout de même depuis peu d’utiliser des déchets pour produire de l’électricité.

Singapour, en fait, c’est un idéal marchand. « Le capitalisme mondial adore Singapour, » souligne le sociologue Chua Beng Hua en entrevue. « Les règles sont très claires, il n’y a pas de grèves, les infrastructures sont fournies par l’État. »

Et la population s’en satisfait-elle ? « La relation entre le peuple et le gouvernement est excellente et les élections n’ont nul besoin d’être corrompues, » affirme le même sociologue Chua dont le régime, pourtant, lui a fait un perdre un  emploi de chercheur dans les années 80 parce qu’il professait des opinions « trop libérales ». « La culture politique de Singapour se réclame du collectivisme […] Le gouvernement élabore sa politique en fonction de principes collectivistes, plutôt que selon des principes individualistes et libéraux. » On prend soin de masquer cette étiquette d’État-providence de crainte de voir la population considérer « toutes ces subventions comme des acquis auxquels elle a droit ».

« Être Singapourien, » précise toutefois Chua Beng Hua, « c’est être condamné à une vie de stress trop orienté sur l’efficacité […] Rien ne change, et cela crée une certaine monotonie qui ne fait que rendre la vie encore plus stressante. » La jeune génération en a un peu marre de cette attitude conciliante et pragmatique. Elle souhaite « libérer la parole », se lancer dans des choses « qu’elle aime ».

Singapour, c’est une cité-État condamnée à innover, un navire forcé d’aller de l’avant afin de ne pas couler; un modèle attirant pour les pays émergents, mais à un prix exorbitant : sans les 1,5 millions de travailleurs temporaires, « le pays serait dysfonctionnel ».

Singapour, c’est une « construction abstraite » érigée sur un territoire aux ressources (eau, énergie, matières premières) pratiquement inexistantes, façonnée par un État « très productif pour mettre en vitrine ses bons coups ».

– Christian Vachon (Pantoute), 17 mars 2024

Essais québécois

Singapour : Laboratoire de l'avenir

Valérian Mazataud et Alexis Riopel - Somme Toute et Le Devoir

Singapour est considéré comme un « laboratoire de l’avenir ». De la contrainte de l’espace découlent de nombreuses politiques publiques qui, vues d’ici, paraissent radicales. Singapour, laboratoire de l’avenir est un reportage mettant en lumière ses expériences draconiennes en matière de développement économique, d’urbanisme, d’habitation, d’alimentation ou encore de transport. Est révélée l’immensité des possibilités qui s’offrent à nous pour relever les défis de l’avenir.

En octobre 2022, le journaliste Alexis Riopel et le photographe Valérian Mazataud ont visité le pays et sont revenus avec une série de textes et de photographies sur cette cité-État fascinante et méconnue.

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