Chartier de Lotbinière : un héros oublié ?

Christian Vachon - 13 novembre 2023

Elles sont légion les personnalités audacieuses qui ont façonné la Nouvelle-France. Va-t-on maintenant y inclure cet aristocrate que nous fait apprécier l’historien Dave Noël ? L’auteur d’un essai fort bien accueilli, Montcalm, général américain (Boréal, 2018), revient en force avec sa biographie Chartier de Lotbinière : sur tous les fronts, paru chez Boréal cet automne 2023.

Il a une trajectoire des plus spectaculaires son Chartier de Lotbinière. Il naît à Québec en 1723 et meurt à New York en 1798. Il a été explorateur, astronome et duelliste. Il assiste à la bataille des plaines d’Abraham, participe à la Révolution américaine, fréquente les « antichambres du pouvoir », du palais de Westminster au château de Versailles et croise au cours de sa vie les « Grands » des deux côtés de l’océan : le général Washington, Benjamin Franklin, la reine Marie-Antoinette. Dave Noël nous offre d’ailleurs une demi-douzaine de cartes inédites illustrant les multiples allées et venues de ce grand voyageur.

Le grouillant personnage a, de plus, été mémorialiste à ses heures, noircissant des milliers de pages d’un journal personnel tenu sur plus d’un demi-siècle. Comment croire alors, comme le souligne Dave Noël, qu’il soit resté si longtemps « dans l’angle mort des historiens », étant à peine évoqué par un Robert-Lionel Séguin et apparaissant furtivement dans un roman historique de Laurent Turcot ?

C’est que ses nombreux carnets – plus d’une vingtaine furent rescapés – sont demeurés longtemps inédits, dispersés par les aléas de l’histoire dans des centres d’archives canadiens et dans des bibliothèques au Massachusetts ou dans l’état de New York.

Dave Noël, c’est fort méritoire, est parvenu à rassembler ces carnets égarés, à les parcourir, comblant les trous chronologiques (sa bibliographie est des plus solides), nous offrant le portrait d’un être complexe. Chartier de Lotbinière est franchement turbulent : on ne s’ennuie jamais avec lui ! Dave Noël trace donc le parcours atypique, laissant songeur, d’un homme aux « allégeances successives, tiraillé entre ses intérêts matériels, ses ambitions politiques et sa nostalgie du Canada ».

Un antihéros, comme le conclut Dave Noël, ce Chartier de Lotbinière, mais un antihéros exceptionnel, ne méritant pas ce long séjour dans les oubliettes de l’histoire.

Il a de l’ambition, guerrière avant tout. Rejeton d’une grande famille de notables de la colonie (son père est membre du Conseil supérieur de la Nouvelle-France), il s’enrôle comme cadet aux troupes de la Marine à treize ans. Il obtient le grade de lieutenant à vingt-quatre ans, après avoir obtenu son baptême du feu en Acadie. Il va ensuite parfaire pendant deux ans, entre 1750 et 1752, ses connaissances scientifiques en France afin de devenir ingénieur militaire.

C’est qu’il est aussi arriviste, Chartier. Il espère un jour devenir ingénieur en chef de la colonie, en remplacement au vieillissant Gaspard-Chaussegros de Léry, mariant même la fille de celui-ci, Louise-Madeleine.

Il joue son va-tout d’ingénieur en présidant, en 1757, au chantier du fort Carillon, la tête de pont de la colonie française au nord de l’Hudson. Le projet tourne court. Bougainville ridiculise cet homme, « grand ingénieur parmi les astronomes », alors qu’il n’est plus « qu’astronome avec les ingénieurs »; cet homme au « perfectionnisme maladroit », construisant un « fort mal tourné ». Pire, on l’accuse de laxisme dans l’exécution des travaux, de vouloir tirer des profits exorbitants de son privilège exclusif de tenir cantine.

Un tableau en sépia présente Chartier de Lotbinière regardant droit devant lui. Il a une perruque blanche, poudrée, un manteau pâle aux gros boutons détachés et une chemise blanche. Il porte un foulard noir autour du cou.
Michel-Alain Chartier de Lotbinière, premier Marquis de Lotbinière

Des impairs coûteux pour lui ? Quoi qu’il en soit, c’est un Marseillais du nom de Nicolas de Pontleroy (Chartier, amer, en fait son némésis) qui hérite du poste d’ingénieur en chef quelques mois après le décès de Chaussegros de Léry en 1756.

Condamné à un rôle d’observateur lors du siège de Québec en 1759, Chartier réécrit l’histoire dans ses carnets, devenant celui qui, si ses conseils avaient été retenus – notamment un projet de redoute sur les hauteurs de Québec – aurait permis de repousser Wolfe. Dave Noël en doute.

Chartier, l’ingénieur militaire, se mue en « Canadien errant » après la chute de la Nouvelle-France en 1760. Ses allégeances fluctuantes et ses divers combats pour lui permettre de récupérer ses biens vont le mener, en près de cinquante ans, de Versailles à Philadelphie et finalement à New York, en passant par Londres et même par un bref détour dans son Canada natal. Il s’est créé un empire foncier après la Conquête – plus de 360 000 arpents – en rachetant de nombreuses seigneuries, toutefois grevées de lourdes hypothèques. Mais c’est son désir de recouvrer son fief newyorkais, près du lac Champlain, dont il a pris possession lors de son travail d’ingénieur, qui l’anime surtout, le poussant même à adopter la cause des rebelles américains.

Chartier demeure, tout au long de ces années d’errance, en quête d’honneur : il reçoit, avec une pension généreuse, l’ordre de Saint-Louis et obtient le titre de marquis. Il est aussi fortement animé d’une autre obsession : celle de voir le Canada redevenir français, ce qui suscite bien des suspicions chez ses amis américains.

Sa très mauvaise lecture des événements (Versailles, entre autres, n’envisage jamais de récupérer la Nouvelle-France) le fait prendre plus ou moins au sérieux. En fait, enclin à une attitude chicanière, bien des gens vont se détourner de lui. Les écrits truffés de fabulations de ce « spécialiste de la rhétorique de la complainte » oscillent entre « patriotisme et victimisation ».

Son caractère « abrasif » va lui être particulièrement nuisible lorsqu’il tente de rejoindre son manoir de Vaudreuil, au Québec, en 1790. Son fils Michel-Eustache est resté fidèle à la Couronne britannique. Il a même été fait prisonnier lors de la prise du fort Saint-Jean par les insurgés américains en 1775. Chartier de Lotbinière a également eu un autre fils, Michel-Alain, lors d’une « aventure extraconjugale » à Londres; un fils dont on ignore le destin après 1798. Michel-Eustache est témoin de la constante opposition de son père avec sa mère Louise-Madeleine, demeurée au Canada lors de toutes ces années d’exil, et son épouse, épuisée par ces querelles, invite Chartier à retourner définitivement aux États-Unis. « Il termine ses jours, seul, au milieu de ses carnets. »

Un épilogue plus heureux complète toutefois ce récit. Julie-Christine, la plus jeune des filles de Michel-Eustache qui est mort « sans héritier mâle », détentrice du fief de Lotbinière, se marie à un Joly, pionnier de la photographie. L’un des fils de cette union, Henri-Gustave Joly, devient brièvement premier ministre du Québec et parvient à accoler, en 1888, par l’entremise d’une loi privée, la particule « de Lotbinière » à son patronyme.

Les péripéties de Chartier de Lotbinière ne sont, finalement, que le premier chapitre de la grande aventure d’une dynastie québécoise.

– Christian Vachon (Pantoute), 12 novembre 2023

Histoire

Chartier de Lotbinière : Sur tous les fronts (1723-1798)

Dave Noël - Boréal

La trajectoire de Michel Chartier de Lotbinière est spectaculaire. Entre sa naissance à Québec en 1723 et sa mort à New York en 1798, cet ingénieur de formation s’est fait soldat, astronome, explorateur, cantinier, duelliste, châtelain et même espion. Dans cet essai biographique, Dave Noël reconstitue le parcours atypique de cet homme polarisant aux allégeances successives, tiraillé entre ses intérêts matériels, ses ambitions politiques du moment et sa nostalgie du Canada.

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