Depuis plus de deux décennies, Michel Pastoureau, médiéviste français de formation, explore les territoires variés et mouvants de notre imaginaire. Cette quête est suivie par des milliers de lecteurs à travers le monde ! Après une vaste excursion chromatique (les histoires culturelles du Noir, du Bleu, du Jaune, …), il entame depuis peu un périple animalier (Le loup, L’ours : l’histoire d’un roi déchu, …). Cette année, il s’attarde sur les spéculations et fantasmes que suscite depuis des millénaires, chez l’être humain, « l’animal le plus grand et le plus lourd de la Création ». Il étudie cela dans un bel album, richement imagé (« la difficulté n’a pas été de trouver des documents figurés, mais de les éliminer. Il y en avait trop, beaucoup trop. ») et édité au Seuil : La baleine, une histoire culturelle. Nous assistons alors à la transformation d’une gigantesque bête, horrible, féroce, terriblement néfaste pour l’Homme, en une créature adorable, pacifique, victime de la cupidité humaine.
Poisson colossal, gros animal à la tête d’une laideur effrayante : cette baleine mystérieuse prend, dès la fin de la préhistoire, de multiples aspects. Elle fait aussi de Jonas, avec ses trois jours et trois nuits « dans le ventre de l’animal », l’un des personnages les plus célèbres des Saintes Écritures. Soulignons que les textes bibliques parlent juste d’un énorme poisson, mais la tradition a fait du monstre qui engloutit Jonas une baleine, alors « gardons sagement cette tradition ».
Si, à l’Antiquité, Aristote et aussi Pline dans son Histoire naturelle, semblent bien informés sur elle (des textes laissent même entendre que les Romains connaissent la chasse marine), la baleine n’est guère mieux qu’une bête diabolique au Moyen Âge. C’est que la mer est un être vivant et redoutable, un élément en partie lié avec le Diable, effrayant les hommes et cherchant à les surprendre. La baleine, habitant ce monde, aussi rusée que les démons, fait croire aux navigateurs que son dos est une île et « s’empresse de les précipiter au fond des flots ».
Dans les bestiaires, ces recueils des XIIe et XIIIe siècles qui parlent de la nature des bêtes et qui cernent « la vérité cachée des êtres et des choses », la baleine est une « séductrice abusant des marins ». Elle prend toutes sortes d’apparences dans ces bestiaires et les premières encyclopédies de l’époque (où « la part réservée au merveilleux et aux miraculeux est faible, voire inexistante »). Toujours rangée dans la catégorie des poissons, les plus grandes sont recouvertes de poils, les autres ont la peau lisse et moins épaisse.
Au fil des siècles suivant, le savoir est de moins en moins incertain et elles sont de moins en moins monstrueuses. À la fin du XVIIIe siècle, finies les créatures du Diable avec la naissance de la cétologie, « un tournant dans la zoologie ». Étienne de Lacépède (1756-1825) publie son Histoire naturelle des cétacés qui distingue définitivement, comme Linné, les cétacés des poissons. C’est que la pèche (ou mieux la chasse, car on s’attaque maintenant à un mammifère), pratiquée de plus en plus, enrichit le répertoire savant. Il faut dire que tout est bon chez la baleine : ossements, chair, fanons, « tout est récupéré, tout est utile », tellement que les ressources se font rares dès la fin du XVe siècle sur les côtes européennes. Les « pêcheurs » doivent donc s’éloigner vers le nord de l’Atlantique.
Du drame du navire Essex, qu’un cachalot coule de sa tête, nait une nouvelle mythologie de la baleine au XIXe siècle. À travers le récit de Moby Dick, inspiré de la tragédie, la chasse au cétacé devient quête métaphysique, lutte entre le Bien et le Mal.
Une baleine échouée près d’une village côtier du Calvados, en 1893, prend une toute autre apparence. Un promoteur local en récupère la peau pour en faire une grande tente et y installer un théâtre pouvant contenir quatre-vingt personnes. Un spectacle de chansonnier, la « Jonas-Revue », va s’y tenir.
La chasse devenue excessivement efficace au milieu du XIXe siècle (1 500 prises en 1880 contre 44 000 en 1931) avec l’invention du harpon propulsé par un canon, la baleine se raréfie, alors que paradoxalement, le nombre d’espèces et de sous-espèces identifiées par les zoologistes ne cesse de grandir.
Aujourd’hui, elle hante plus que jamais notre imaginaire, continuant de nous faire rêver. Elle a cessé de faire peur, adoptant une nouvelle apparence. De malfaisante, elle est devenue paisible et tendre. La chasse commerciale, condamnée et délaissée, est remplacée par l’observation de ces si fascinantes baleines (une activité « écologiquement polluante » et « éthiquement contestable », perturbant la vie sociale des cétacés).
Elle prend surtout une place sans cesse grandissante dans les livres destinés au jeune public. Bien aimée des enfants, comme l’ours et le cochon, bien grosse, bien ronde et facile à dessiner, la baleine est devenue le symbole de la survie du monde animal. Son corps se prête à toutes les simplifications ou exagérations et reste pourtant identifiable (« plus un animal occupe une place importante dans notre imaginaire, plus son apparence s’éloigne de ses formes véritables lorsqu’il est représenté »).
Présente partout, avec sa masse colossale, sa grosse tête et son « sourire mélancolique », elle prend sa revanche un peu tardive sur cet Homme qui l’a si malmenée physiquement et symboliquement.
– Christian Vachon (Pantoute), 24 mars 2024
La baleine
Une histoire de la baleine dans l'imaginaire collectif depuis le néolithique. La symbolique de l'animal dans la littérature et dans l'art est analysée. La mythologie, son histoire qui est liée à celle de la mer, de la navigation et des explorations sont également étudiées.
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