L’histoire gagne-t-elle à Assassin’s Creed ?

Christian Vachon - 30 mars 2021

Cinéma, bande dessinée et, surtout pas, l’école ne sont plus, pour les nouvelles générations, les meilleurs outils de « diffusion du discours sur le passé », les terreaux où fermente la passion de l’histoire.    Les jeux vidéos, de loin, les surclassent.  Des dizaines de millions de jeunes, au XXIe siècle découvrent tout sur la Renaissance italienne, la Révolution américaine, l’Angleterre victorienne d’abord, et avant tout, grâce, entre autres, à Assassin’s Creed développé par le concepteur de jeu Ubisoft.

Faut-il s’inquiéter de ce triomphe de l’histoire profane, de l’histoire ludique, sur l’histoire enseignée, l’histoire savante ?  L’histoire gagne-t-elle à Assassin’s Creed ?

Marc-André Éthier et David Lefrançois, des universitaires québécois se dévouant à la didactique de l’histoire, ont mené, en 2016, une enquête à ce sujet, rencontrant et interrogeant une quinzaine de chercheurs, historiens pour la plupart (Louis Brousseau, un fin connaisseur des monnaies grecques ; Évelyne Perron, spécialiste des oasis égyptiennes à l’époque ptolémaïque ;…), du Québec, des États-Unis, de France, d’Irlande, du Royaume-Uni, ayant en commun d’avoir été impliqué, de l’intérieur, brièvement ou longuement, dans la conception des jeux Assassin’s Creed.  Ils nous présentent, cet hiver 2021, leurs conclusions dans Le jeu de l’histoire :  Assassin’s Creed vu par les historiens, publié chez Delbusso.

Aux exceptions d’une égyptologue, souhaitant demeurée anonyme, qui ressort de cette collaboration en ayant l’impression « d’avoir été dupée », et du professeur de l’histoire du monde atlantique au XVIII et XIXe siècles de l’université John Hopkins François Furstenberg (« je trouvais leur emphase sur la minutie inintéressante.  Ce n’est pas ce qui m’intéresse en général. »), tous ont vécu avec bonheur cette participation, y trouvant enrichissement, à l’élaboration des jeux, en s’avouant agréablement surpris de l’effort de précision exigé par Ubisoft.  « Une expérience extraordinaire » affirme même l’expert en histoire militaire britannique, et spécialiste d’escrime, Mike Loades.

Faut-il s’étonner de cette caution favorable des historiens ?  Ubisoft réalise, depuis longtemps, l’attrait que peut avoir l’histoire pour le grand public par le biais du divertissement, un grand public fort exigeant d’ailleurs.  L’entreprise démontre, donc, « un véritable engagement envers la fidélité historique ».   Ses équipes voyagent, par exemple, à Athènes, à Sparte, à  Corinthe « pour se familiariser avec la topographie » des lieux de l’action.  On prend au sérieux les avis d’un Laurent Turcot, spécialiste du Paris au XVIIIe siècle, en présentant des gens du peuple, le dos courbé, habitués à porter des charges sur leurs épaules.

Ubisoft engage même des historiens en résidence (Éthier et Lefrançois en interviewent deux d’entre eux, Maxime Durand et Stéphanie-Anne Ruatta) chargés de «donner des outils à l’équipe », de proposer des personnages « plausibles » pour l’époque, bref de garantir une « crédibilité historique » au tout.

Ubisoft aime aussi jouer d’audace, sélectionnant pour ses jeux des périodes historiques méconnues, à la fois pertinentes et originales, faire découvrir, entre autres, aux joueurs une Égypte qui ne se limite pas au Nil (Évelyne Perron, à Ubisoft lui demandant conseil :  Vous êtes cinglés ! C’est l’époque ( l’Égypte ptolémaïque) la moins bien connue de l’Empire »).

Selon ces historiens, enseignants pour la plupart, Assassins’s Creed, et surtout les Discovery Tour (un « manuel scolaire, avec l’immersion en plus »), c’est du bonbon didactique (Jean-Pierre Le Glaunec, professeur à  l’université de Sherbrooke, spécialiste de l’esclavage dans les colonies américaines :  « Je vois une utilité croissante pour mes étudiants.  Le jeu ouvre une porte que je ne suis pas capable d’ouvrir comme historien (…).  Je n’ai pas d’esclave à leur montrer ».).   Grâce à Assassin’s Creed également, Laurent Turcot peut, enfin, compter sur 100 élèves, dans sa salle de classe, connaissant, dès le départ, « dix révolutionnaires français ».

Mais Assassin’s Creed reste un jeu, un jeu qui n’est pas une reconstitution parfaite, « par choix artistique ou contrainte technique », d’une époque (Judith Flanders, recherchiste sur l’Angleterre victorienne :  « les rues sont plus larges, il n’y a pas autant de gens, surtout de chevaux, qu’à l’époque, sinon on ne peut pas jouer »), un jeu qui ne peut résister aux « charmes du manichéisme » :  les bons Assassins –« qui font tout de même des erreurs », ils «tuent des gens »- contre les méchants Templiers, au risque de détourner des discours, des symboles, « à des fins d’instrumentalisation idéologiques », de se faire promoteur de théories du complot, de générer un « faux sentiment de connaissance d’une réalité historique » (Maria Elisa Navarro Morales, historienne de l’art et de l’architecture italienne de la Renaissance).

Il est possible, certes, d’user Assassin’s Creed en salle de classe si, réitère l’historienne Navarro Morales, « (on encourage) davantage l’approche critique chez les élèves par rapports à ces narrations reflets de leur propre époque (…), (si on leur offre) un savoir de base pour déconstruire ces trames narratives, et de comprendre qu’il s’agit de construction ».

En fait, la question à se poser est celle-ci :  que retiennent, ces gamers de la Révolution française ?  De la piraterie dans les Caraïbes ?  De la démocratie athénienne ?  Une suite à l’enquête d’Éthier et Lefrançois s’impose à ce sujet.

Il en demeure, néanmoins, constate Laurent Turcot, que l’usage des jeux vidéos « fait partie de la diversification des modes d’enseignement », en admettant, bien sûr, comme tout livre d’histoire, « qu’il s’agit d’une représentation ».

Ubisoft a surtout fait la preuve qu’il « n’était pas obligé d’avoir un dragon avec des boules de feu pour faire un jeu intéressant (…), (qu’on peut) vivre des aventures incroyables, idéalement en faire réfléchir quelques uns (Jean Guesdon, concepteur de jeux vidéos), dans cet univers réaliste, et, qui sait, .engendrer des vocations d’historiens.

Oui, l’histoire joue gagnante avec Assassin’s Creed.

Le jeu de l’histoire :  Assassin’s Creed vu par les historiens.  sous la direction de Marc-André Éthier et David Lefrançois, Delbusso éditeur

Histoire

Le jeu et l'histoire

Dir. Marc-André Éthier et David Lefrançois - Del Busso

Dans la diffusion des discours sur le passé, les jeux vidéos surclassent désormais le roman, le cinéma, ou la bande dessinée. Ne serait-ce que par le temps qu’on leur consacre, ils surpassent même l’influence de l’école, comme le confirment des études tout autant en France, qu’aux États-Unis ou au Québec.



Le jeu Assassin’s Creed, développé par la société Ubisoft, est celui qui retient le plus l’attention des enseignants par la qualité des reconstitutions historiques et la vraisemblance des décors. En revanche, pour certains observateurs, cette rigueur rendrait d’autant plus insidieuse la menace qui pèse sur les élèves.



Faut-il chercher à soustraire les élèves à l’influence des jeux vidéos ? Ou faut-il au contraire s’en laver les mains et laisser le champ libre à ceux qui exploitent la mémoire pour en tirer un profit ? Ni l’une ni l’autre de ces réponses n’est la bonne pour Marc-André Éthier et David Lefrançois, qui ont nourri leur réflexion avec des historiens professionnels, dont certains directement engagés dans l’élaboration du jeu.

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