Suite au festival de la BD d’Angoulême, je me devais de lire et de découvrir Moto Hagio. J’avais vu passer le titre Le Clan des Poe en librairie. Les dessins d’une grande beauté m’ont d’abord frappée, mais je n’avais pas encore sauté le pas. L’occasion se présente alors pendant le festival : je découvre son œuvre à travers l’exposition qui lui est dédiée au musée d’Angoulême. C’est dans les années 70 que plusieurs autrices ont révolutionné le shōjo. Ces autrices, faisant parties du Groupe de l’an 24*, ont réussi à implanter ce genre dans les magazines et le public, face à un ennemi de taille : le shōnen, qui est encore aujourd’hui dans le podium des ventes. Ce groupe d’autrices a eu une grande importance dans le shōjo. Artistes avant-gardistes, elles ont osé dessiner et raconter des histoires taboues. Ces pionnières ont créé le shōjo manga d’hier et celui d’aujourd’hui.
*Groupe de l’an 24 : de l’année 1949, soit la 24e année de l’ère Showa.
Moto Hagio, pionnière dans ce groupe, ravive les histoires d’amour, s’inspire de ses lectures de science-fiction et s’édifie une place parmi les plus grands noms du manga. Elle a renouvelé ces récits pour les rendre accessibles à tous. Toutefois, elle substitue ses personnages principaux par des garçons pour plusieurs raisons : accessibilité pour le public, liberté dans la psychologie des personnages (qui n’était permise pour des personnages féminins) et surtout liberté d’écriture pour la mangaka. Libérée des contraintes sociétales, elle pouvait alors pleinement exploiter le potentiel de ses personnages.
« A l’époque, on ne pouvait tolérer d’une fille qu’elle puisse faire certaines choses ou s’exprimer d’une certaine façon dans un manga. […] Je me sentais donc très à l’étroit et j’ai changé tous mes personnages féminins en garçons afin de pouvoir raconter mon histoire librement. »
– Moto Hagio
D’autant que ces personnages aux traits androgynes représentent une nouvelle figure, celle du chūsei : un personnage de genre neutre. Ainsi, tout public peut s’identifier et s’approprier les personnages, mais c’est aussi un terrain de réflexion sur le genre. Avec une cinquantaine d’années de carrière, Moto Hagio est une autrice prolifique certes, mais surtout la créatrice d’une œuvre d’une grande qualité et d’une vaste richesse.
Ma découverte de son œuvre
Je me lance alors dans son œuvre et je découvre des dessins d’une précision et d’une grande finesse. Une grande artiste m’est présentée à travers ses œuvres et son parcours. Les nouvelles de Moto Hagio sont des classiques du manga depuis les années 1970 au Japon, mais il aura fallu attendre 2024 pour qu’elles soient rééditées en français chez Akata et Glénat. Dans les deux anthologies (celle du rêve et de l’humain), Moto Hagio explore la psyché humaine et l’inconscient qui sommeille en nous. Dans la collection Héritages, chez Akata, ses deux séries (Le Clan des Poe et Barbara l’entre-deux-mondes) explorent les entrailles et les origines du fantastique, avec par exemple les figures du vampire et du voyage dans les rêves. Ces récits sont riches et inclassables par la variété des thèmes abordés.
Je m’initie à son œuvre en commençant par l’Anthologie de l’humain. Je suis stupéfaite devant ces récits profonds et terrifiants. Les personnages sont torturés et mêlés à des situations dramatiques (psychologie, contexte historique ou familial). La naïveté et la pureté des enfants ou des jeunes personnages est horrifiante dans un contexte si décalé. Les personnages féminins sont en proie à leurs angoisses liées à la société, à leur famille ou à leur identité. Les problématiques familiales, le rejet et l’amour sont distendus à leur paroxysme et finissent par étouffer nos protagonistes. Ces marionnettes du destin sont mises en scène dans des tragédies qui les emprisonnent dans leur condition humaine. Les multiples saynètes qui constituent le manga poussent à la réflexion sur l’identité au-delà du genre. Moto Hagio met en couleur ce qui construit un individu par-delà l’enveloppe charnelle, à travers ses personnages profondément humains dans toutes leur complexité. Mais par-delà le drame et la tragédie de ces récits, je retiens surtout de mes lectures une impression de poésie onirique, d’histoires au goût aigre-doux et surtout d’une grande finesse. Toutes les nouvelles me marquent profondément par leur sagacité. Les thématiques familiales et de l’amour maternel dans La Princesse Iguane poussent une jeune fille à se croire Iguane, car sa mère est incapable de l’aimer. L’image qu’elle a d’elle-même se déforme, jusqu’à se convaincre d’être réellement ce que sa mère voit en elle.
La seconde nouvelle de cette Anthologie, « Mon Côté Ange », aborde le thème de la gémellité. Deux sœurs siamoises, ensemble depuis toujours et pourtant si différentes, doivent être séparées. L’identité des deux sœurs est complexe qu’elles soient attachées ou détachées. Mais une fois la séparation effectuée, tout devient flou et l’identité des sœurs s’entremêle. Ce récit est très bref, mais troublant par sa grande intensité. On ne peut pas en rester de marbre. S’ensuivent « Le Pensionnat de novembre », faisant échos au Cœur de Thomas (que j’ai hâte de lire suite à ma lecture du « Pensionnat de novembre »), « Pauvre Maman » et « Le Coquetier ». « Le Pensionnat de novembre » aborde les secrets familiaux, l’impact qu’ils ont sur les enfants et sur la construction de leur identité. La nouvelle« Pauvre Maman », quant à elle, est l’histoire d’un deuil, celui d’un fils, d’un époux et d’un amant à la fois. Mais surtout, c’est un récit sur la condition de la femme, emprisonnée dans un monde où son bonheur lui a été arraché. Son jeune fils a tenté de rendre le sourire de sa mère, mais a échoué jusqu’au bout. Il s’agit d’un récit où la tension monte jusqu’à ce que la vérité sur la vie et la mort de cette femme explose. Enfin, la dernière nouvelle de cette anthologie, « Le Coquetier », est un récit sur la seconde guerre mondiale, sur les résistants et les collabos, sur l’instinct de survie et l’exil. C’est aussi un récit sur l’innocence, l’amour, la manipulation et l’embrigadement des enfants. Il s’agit là d’une histoire forte sur fond historique. On peut vite comprendre le parallèle entre les situations familiales complexes et conflictuelles de nos personnages avec un pan autobiographique de la vie de Moto Hagio. La famille, les liens et le duo amour haine sont des leitmotivs chez elle et on comprend pourquoi lorsqu’on sait que les parents de la mangaka n’ont jamais accepté son choix professionnel.
Je continue mon exploration avec l’Anthologie du Rêve. Elle regroupe des nouvelles centrées sur la science-fiction, le thriller et le fantastique. Elle nous transporte loin de notre planète et de notre temporalité pour nous faire voyager dans l’espace avec « Nous Sommes 11 » et « Un Rêve ivre ». Cette dernière nouvelle nous plonge dans une épopée intergalactique tout en couleur, où deux âmes sœurs sont sans cesse séparées par la mort. Elles se retrouvent dans leur rêve où elles constatent leur triste destinée. C’est une histoire brève, mais riche à la fois dans la narration, le rythme et les sentiments de nos protagonistes qui nous quittent trop vite. « Nous Sommes 11 » est quant à elle un des classiques de Moto Hagio. Cette nouvelle participe grandement à faire découvrir l’autrice au public japonais lors de sa sortie. Ce récit mélange plusieurs genres : science-fiction, drame, school life, amour et huis-clos. Dix étudiants doivent passer leur examen dans un vaisseau, seulement à leur arrivée sur les lieux, ils sont onze. Qui est l’intrus et pourquoi est-il présent ?
« Pour moi, la science-fiction et le fantastique sont éminemment proches du monde réel. C’est pour cela que passer par ces genres me permet de saisir plus facilement la réalité. »
– Moto Hagio
Ma nouvelle préférée de cette Anthologie est la dernière : « Le petit flûtiste de la forêt blanche ». Cette nouvelle me replonge dans les débuts du fantastique avec de grands auteurs français du XIXe siècle, comme Maupassant ou Gauthier. Les fantômes du passé reviennent hanter les vivants pour le meilleur et pour le pire. Ici, l’histoire d’amitié entre nos deux jeunes protagonistes n’est pas laissée au hasard. Le lecteur sent ce qui approche et le fantastique et la réalité se mêlent. Le surnaturel se glisse dans le quotidien et crée une scène dramatique sur laquelle peut se dépliyer cette amitié tragique. Le lecteur d’aujourd’hui comprend bien vite les mystères de ce récit, car les thématiques ont été maintes fois reprises depuis les années 1970. Cependant, il ne perd en rien son charme, notamment grâce aux traits délicats de nos personnages et le sens du rythme de l’autrice.
Je continue dans ma lancée et j’enchaine avec le premier tome de Le Clan des Poe. C’est encore pour moi un coup de cœur. La narration casse les codes de la temporalité habituels et les chapitres se succèdent avec une trame temporelle assez complexe. Nous suivons nos personnages : une famille, de prime abord, qui va vite voler en éclat. Moto Hagio place son cadre pour le déconstruire aussitôt, à la plus grande surprise du lecteur. Elle revisite le mythe du vampire avec la figure du Vampanella, dont on voit vite la reconstruction et l’appropriation de cette créature classique de l’épouvante et du fantastique. Elle reprend les codes de la figure du vampire et les références connues de tous et les mélange à de nouveaux codes qu’elle nous fait découvrir. Les siècles passent et nous suivons nos protagonistes, enfin ceux qu’il reste du moins. Un voyage temporel nous emporte alors dans la vie de ces êtres immortels, qui voient les vies défiler devant eux.
« Le fait que les histoires n’aient pas été conçues ni présentées par ordre chronologique permet aussi au lectorat de percevoir le temps différemment et de prendre la mesure de l’immensité du chemin parcouru par Edgar, mais aussi de comprendre à quel point il est seul. »
– Miyako Slocombe, traductrice du Clan des Poe, postface du manga
C’est aussi pour moi l’occasion de remarquer que rien n’est laissé au hasard dans les histoires de Moto Hagio, au niveau narratif certes, mais aussi visuellement. Elle porte une grande attention aux coiffures et aux vêtements. Ils changent souvent et sont extrêmement détaillés : les chapeaux, les rubans, les robes, les costumes et même les cravates ! C’est un régal pour les yeux.
« Avec Poe no Ichizoku, j’ai voulu me focaliser sur la beauté des personnages, non sur leur dimension répulsive de prédateurs. C’est sur cette idée que s’est construit le récit. »
– Moto Hagio, préface du manga par Fauso Fasulo
Enfin, je conclus ma lecture de l’œuvre de Moto Hagio par Barbara l’entre-deux-mondes (pour le moment, du moins : j’attends impatiemment les prochaines sorties). Dans ce manga, le lecteur discerne l’inspiration de la science-fiction, notamment avec une référence à La Guerre des mondes de H.G. Wells, mais aussi l’énorme travail de recherche sur l’humain et l’inconscient qu’a fait la mangaka. L’intrigue est remplie de mystères et de symboles, puisqu’ici on plonge dans l’univers du rêve : « Tokio Watarai est un enquêteur bénéficiant d’un don unique : celui de pénétrer dans les rêves des gens. »
L’intrigue se déroule dans un monde futuriste, en 2052. De nombreuses sciences ont vu le jour, ou du moins sont reconnues. C’est le cas pour les voyages dans les rêves, la thérapie par les vies antérieures et la parapsychologie (études sur les poltergeist ou les extraterrestres par exemple). Le lecteur alterne entre rêve et réalité, des rêves d’un passé longtemps révolu ou d’un futur possible, mais aussi d’un symbole en apparence merveilleux, qui cache cependant de sombres secrets. C’est alors qu’on plonge dans un monde de rêve, mais aussi de trahison, d’abandon, d’expérimentation sur les humains et même de cannibalisme. Des liens étroits lient nos personnages, certains évidents et d’autres plus obscurs et mystérieux. Les rêves, l’imagination et la réalité se mêlent et la réalité se dilate jusqu’à ce qu’on ne voit plus les limites du réel. Ce récit est très vaste et le lecteur, comme les personnages, ne sait plus différencier les rêves de la réalité. Tout semble si factuel et si les rêves existent réellement, quelque part, c’est un pan très sombre de l’humanité caché aux yeux de tous. Moto Hagio manie à merveille son histoire et on ne peut s’empêcher d’y croire et de plonger à l’intérieur, comme dans un rêve.
Mon avis global de mes lectures et de l’exposition
J’ai hâte de continuer mon exploration de l’œuvre de Moto Hagio : le prochain sur ma liste est Le cœur de Thomas, qui devrait bientôt voir sa réédition arriver. Tout surprend dans son œuvre : le rythme, les codes des cases qui sont brisés pour une recréation innovante et étonnante, mais surtout les thèmes abordés. Ces caractéristiques renouvellent le traitement desdits thèmes même encore aujourd’hui. L’œuvre est complète et elle reste longuement en mémoire. Je ne pense pas pouvoir oublier d’aussitôt ces lectures qui m’ont profondément marquée et touchée. Ces récits résonnent par le scénario, les personnages, les situations, mais aussi par la grâce et la noblesse des dessins. La mangaka met en scène les conditions des femmes, les relations homosexuelles, des personnages androgynes, hermaphrodites ou de sexe indifférencié. Bref, Moto Hagio est une pionnière : personne n’osait aborder ces thèmes tabous dans le Japon des années 1970. Elle se fait dramaturge du théâtre de la vie humaine et met en scène des récits d’une grande sincérité et surtout d’une grande humanité. Ils résonnent particulièrement comme des anecdotes du genre humain à travers toutes ses différences, ses questionnements et ses identités multiples. Et encore maintenant, son œuvre est terriblement d’actualité.
Mais elle ne s’arrête pas là : elle se saisit de l’actualité pour produire et aborder des faits sociétaux importants. C’est le cas pour sa nouvelle « Fleur de Colza », que j’ai pu entrevoir lors de l’exposition. Cette nouvelle traite des drames survenus au Japon suite au tremblement de terre et à l’accident nucléaire de 2011. Elle dévoile un récit poignant sur ces accidents et dans un même temps sur ceux de Tchernobyl. Ce titre lui vaudra le Prix du ministre de l’Education, de la culture, des sports, de la science et de la technologie. Elle démontre alors l’importance du manga dans la faculté de traiter de sujets sociétaux au même titre que les autres médias.
Des chefs-d’œuvre qui font réfléchir sur la société, sur l’humain et sur le futur
L’œuvre de Moto Hagio me laisse une sensation étrange, entre admiration et réflexion. Je suis ravie d’avoir découvert une partie de son œuvre et je souhaite découvrir le reste. Suite à ma lecture, une citation me revient à l’esprit et correspond parfaitement à mes lectures : « Le monde entier est un théâtre, et les hommes et les femmes ne sont que des acteurs; ils ont leurs entrées et leurs sorties. Un homme, dans le cours de sa vie, joue différents rôles. . . »
– Shakespeare, Comme il vous plaira, 1599, acte II, scène 5.
N.B. : Toutes les citations de l’autrice viennent de l’exposition ou de la préface de Le Clan des Poe.
Galerie de photos :
Le Clan des Poe T.1
Angleterre, 1744. Enfants illégitimes d'un aristocrate abandonnés au fond des bois, Edgar et Marybelle sont recueillis par la mystérieuse Hannah Poe. Quelques années plus tard, Edgar découvre que le clan dont fait partie sa mère adoptive est constitué de Vampinellas, des êtres immortels qui se nourrissent du sang des humains.
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