Un an, déjà, que l’Afghanistan est redevenu ce monde sans femmes, sans artistes. Le reporter Jean-François Perrin, amoureux de ce pays et de son peuple privé d’espoir, fait, dans Kaboul, l’humiliante défaite, publié au printemps 2022 chez l’éditeur Équateurs, l’autopsie de ce fiasco, de cet abandon, dont on mesure à peine les conséquences. L’auteur résume en ces termes le triste bilan de vingt ans d’une guerre bêtement menée : « incompétence, amateurisme, cynisme, mauvaise foi et lâcheté : s’il fallait caractériser la retraite américaine, ces cinq mots viendraient immédiatement à l’esprit ».
Et pourtant, à l’automne 2001, tout allait bien. Tous nous avons cru à ce mirage, à un retour impossible des talibans, ignorants de ce prudent propos de T.E. Lawrence (le Lawrence d’Arabie) des Sept piliers de la sagesse : « Faire la guerre à une rébellion est lent et compliqué, comme de manger sa soupe avec un couteau », et les stratèges américains vont sans cesse échapper leurs ustensiles dans le bol de potage afghan.
« Mettez le paquet, balayez tout ! », claironne, au lendemain du 11 septembre 2001, le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld. Le président George W. Bush préfère l’anéantissement des talibans, rendant impossible une réconciliation indispensable à la reconstruction de l’Afghanistan. Pire, il choisit de faire affaire avec des chefs de guerre corrompus, et de plus en plus haïs par les populations.
Et lorsqu’on tente de corriger le tir, il est trop tard. Ainsi, en janvier 2002, un convoi d’une vingtaine de chefs pachtounes est bombardé alors qu’ils allaient prêter allégeance à Hamid Karzaï, en échange d’un pardon. Une occasion ratée qui va se transformer en soif de vengeance : « La confiance entre la coalition et le peuple afghan n’existe tout simplement plus », et le gouvernement de Kaboul fait partie du problème.
Les choses empirent, à la fin de 2002, avec cette décision, prise par les États-Unis, d’envahir l’Irak. Le meilleur de l’armée américaine va s’en aller, les priorités des services de renseignement vont changer du tout au tout. On ne parvient plus à identifier la nature du conflit. Faut-il s’installer durablement, dans le pays, pour aider à construire un nouvel Afghanistan, ou faire la guerre totale ?
Mais surtout, surtout, on maîtrise mal la complexité afghane. Dans ce pays, à l’histoire compliquée, à la lisière des mondes indien, perse, chinois, « tout n’est que division, fragmentation » : campagnes jalouses des villes, tribus du Nord s’opposant à celles de l’Est, Pachtounes méprisant les persanophones, paysans se querellant avec les agriculteurs, « et la moindre décision un tant soit peu hasardeuse risque de les aggraver ». Par-dessus tout, « l’Afghanistan est un pays profondément, intensément religieux, d’une façon qui peut nous échapper aujourd’hui ». La foi forge « l’identité afghane. Elle ne se limite pas à la prière. Elle embrasse tout ».
Et lorsque les États-Unis vont faussement affirmer être venus défendre les Afghanes, elles vont leur rendre « un bien mauvais service ». Ils en font « un motif de conflit ». Ces soldats désireux « d’envoyer les filles à l’école » deviennent l’incarnation du diable.
« La conduite de la guerre en Afghanistan », par l’administration américaine, « approche de la perfection, dans le sens qu’elle est menée de façon parfaitement inepte ».
La faute à Bush ? Les présidents suivants, tous adeptes d’une doctrine America First, ne font guère mieux, et même pire, nous fait comprendre Jean-Pierre Perrin.
Obama, qui recentre la politique étrangère américaine vers le Pacifique, renforce les talibans (« Tenez bien, nous n’en avons plus pour longtemps ! ») en indiquant, dès le début des années 2010, avec le retrait des premières forces américaines (remplacées par une armée afghane « mal entraînée, peu motivée et mal payée »), que « l’Amérique allait bientôt plier bagage ».
Trump signe, le 29 février 2020, les accords « honteux » de Doha, un « acte de reddition » (« la plus grosse débâcle de l’OTAN »), tandis qu’un an plus tard, Biden refuse, au mois d’août 2021 (craignant des représailles terroristes contre l’ambassade américaine) de conserver 2 500 soldats sur place afin d’éviter l’effondrement du gouvernement de Kaboul : « il n’exprime aucun repentir, aucun regret pour ce retrait ».
Ces présidents se félicitent, preuve que le sort des Afghanes ne pèse rien dans la balance, de conserver les bonnes grâces de l’État voisin pakistanais, un Pakistan qu’on cherche à tout prix « à maintenir dans le système stratégique occidental », un hypocrite allié adepte d’un périlleux double jeu. Car si le bébé taliban est bien afghan, c’est l’ISI (les services secrets pakistanais) « qui en est l’accoucheur et le tuteur ». Et les États-Unis tolèrent tout.
Plus d’un quart du budget de l’armée pakistanaise est financé par les Américains, et une bonne partie de cet argent sert à armer les talibans. « Détruire l’Amérique avec l’aide de l’Amérique », voilà à quoi s’occupe l’ISI. Trump va, certes, menacer de changer d’allié régional, en invitant l’Inde à un partenariat stratégique avec les États-Unis, mais cela « n’ira guère au-delà de ses palinodies furibondes ».
La conquête de Kaboul, au mois d’août 2021, est, donc, également une victoire de « l’establishment militaro-pakistanais » (et un triomphe, aussi, pour la Chine qui, avec la liquidation de la présence occidentale, s’affirme comme la puissance stabilisatrice régionale), mais une victoire qui risque de se retourner contre lui.
C’est la faction la plus extrême des talibans qui s’impose maintenant, au pouvoir, à Kaboul, une faction qui ne semble guère encline à respecter les promesses faites par les « pragmatiques », à Doha, sur la « représentation des femmes et des minorités », une faction profitant, grâce au clan Haggani, des revenus de la drogue (« l’Afghanistan fournit près de 100% de l’héroïne consommée dans le monde »), une faction dont la victoire fulgurante ne peut qu’encourager les mouvements radicaux chez ses voisins, dont le Pakistan, « pays schizophrène », dont l’armée, tout en soutenant, dans l’espoir de les contrôler, les talibans de l’extérieur, mène une propre guerre, contre eux, à l’intérieur.
Cette victoire est celle du temps long sur le temps court. « L’Afghanistan n’est que temps et poussière. Les Afghans gardent le temps, les étrangers prennent la poussière ». Et les femmes afghanes, grandes perdantes, se retrouvent à nouveau seules au monde.
Kaboul, l'humiliante défaite
Une analyse de la prise rapide de l'Afghanistan par les talibans en 2021, suite au départ des troupes étasuniennes. L'auteur présente l'organisation, son degré de professionnalisme, son idéologie ainsi que ses comportements vis-à-vis des femmes et des intellectuels. Il illustre également la perte de puissance des Etats-Unis et l'émergence de la Chine à travers cette crise.
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